Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/277

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fiant trop aux apparences de santé robuste d’un accusé contre lequel il avait informé d’office comme juge, il lui arriva de le mettre à la torture sans ménagement et d’avoir été ainsi la cause de sa mort presque subite.

L’intérêt du gouvernement eut parfois plus d’efficacité pour empêcher ces excès que la pitié. Sous Louis XIV, comme on avait besoin de galériens, on recommandait aux juges de ne pas soumettre à un traitement trop rigoureux le prévenu d’un crime pouvant n’entraîner que la condamnation aux travaux forcés. Bien des accusés furent dispensés de la question, ou elle ne leur fut appliquée que d’une manière légère ; mais la faculté laissée aux juges de prolonger la durée d’une épreuve qui, même aux derniers temps de son usage, durait dans nos tribunaux une grande heure pour des accusations de crimes simples, donnait toujours à des magistrats sans entrailles la possibilité de déployer leur cruauté !

Quelques criminalistes contribuèrent, par leurs justes réclamations, à arrêter ces abus. Baldus, plus humain que son maître Barthole, ne craint pas de réclamer l’application du célèbre rescrit de Constantin contre le maître qui tue son esclave ou le juge qui lacère les chairs de l’accusé pour le contraindre à avouer, et il veut que, si celui-ci meurt pendant la torture, le juge soit décapité comme coupable d’homicide volontaire. Damhouder, célèbre criminaliste néerlandais du XVIe siècle, se borne à proposer un mode moins rigoureux pour administrer la question ; il recommande la flagellation, qui n’exposait pas autant le patient à perdre la santé et même la vie que le chevalet et la constriction à l’aide de cordes, adoptés dans son pays. Frédéric Spée, légiste allemand du commencement du XVIIe siècle, qui entra dans la compagnie de Jésus, se prononça plus catégoriquement contre l’emploi de la torture : il y voit un péril permanent et redoutable pour l’innocence ; selon lui, cette horrible pratique avait fait croire en Allemagne à l’existence de crimes atroces et purement imaginaires. Telle était cependant la force du préjugé en faveur de la question que l’usage s’en perpétua chez nous et ailleurs jusqu’au siècle dernier. Dans les conférences qui préparèrent l’ordonnance de 1670 et dont j’ai déjà parlé, bien que combattu par quelques magistrats éminens, le maintien de la question eut gain de cause. Si la torture avait trouvé un adversaire éloquent dans le président de Lamoignon, elle fut défendue avec obstination par l’oncle de Colbert, le vieux praticien Pussort, qui n’avait pas le cœur tendre. Il reconnaissait pourtant qu’elle était un rouage inutile, mais il entendait respecter le préjugé qui en voulait le maintien. On ne se borna même pas à consacrer par l’ordonnance criminelle l’emploi de cette pratique barbare, on aggrava