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ministère public, qui se portait partie principale, en sorte que l’action se poursuivait même sans l’assistance de la partie lésée ; celle-ci voulait-elle réclamer des dommages-intérêts, elle pouvait devenir partie jointe dans l’instance criminelle, auquel cas elle n’avait qu’une action civile et purement fiscale, ce qui lui valut le nom de partie civile.

Qu’on se reporte au point de départ de la procédure criminelle, et l’on reconnaîtra combien étaient profonds les changemens qui s’étaient opérés. Les cohues judiciaires où l’instruction criminelle se faisait, comme je l’ai dit, oralement, devant tous, avaient pour base et comme moyens principaux et presque exclusifs l’audition des témoins. Les témoignages déposés à la barre du tribunal après serment étaient naturellement l’élément essentiel de conviction, à une époque où les preuves par écrit étaient peu nombreuses, puisqu’en ces temps d’ignorance tant de gens ne savaient pas lire, et que même dans les cours féodales, aux assises seigneuriales, les hommes assistant le juge devaient être souvent illettrés. Ces témoignages oraux, qui jouaient un si grand rôle, on les compta d’abord plus qu’on ne les pesa. C’est ce que montre l’usage aux temps barbares des compurgatores ou conjuratores, qui venaient attester devant le tribunal l’innocence de l’accusé, en contradiction avec les accusateurs ; leur nombre annulait en quelque sorte les témoignages contraires, bien qu’ils pussent être des parens ou des amis de l’inculpé. Ils se portaient en réalité à son aide, ainsi que le rappelle le nom d’aideurs, que leur donnait le vieux droit normand : c’était là ce qu’ils se proposaient, non pas de témoigner de la vérité.

L’église, dont la procédure ne pouvait manquer d’exercer une notable influence sur la justice criminelle laïque, s’était attachée de bonne heure à introduire dans ses tribunaux une appréciation intelligente et critique des preuves testimoniales. Dans les cours de chrétienté, qu’on appela plus tard officialités, tout en s’inspirant à certains égards du droit romain, elle adopta des principes différens et que lui suggérait la mission morale qu’elle s’était donnée. Au lieu d’appliquer des axiomes juridiques et de tenir compte avant tout d’un droit abstrait, elle s’efforça de faire la part des faiblesses de l’humanité. Les témoins n’eurent donc point aux yeux de l’église une égale valeur ; elle pesa les dépositions, elle examina les circonstances dans lesquelles elles se produisaient, et, pour éclairer son jugement, elle fît appel à divers indices, à diverses sources d’information que les tribunaux séculiers négligeaient. Chose remarquable et qui mérite d’être ici notée, tandis que le juge laïque se hâtait de recourir au jugement de Dieu, dès que le coupable se cachait à ses yeux, le juge ecclésiastique poussait avec persévérance la recherche de la vérité par des voies rationnelles. L’église