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d’habileté, la situation du pays. Le discours de Lille n’est après tout que la continuation des derniers discours de M. Gambetta dans la chambre dissoute. Il peut être véhément, hardi contre le 16 mai, contre la politique qui règne depuis trois mois ; au premier abord, malgré quelques audaces et quelques impétuosités tribunitiennes, il ne semblait certainement pas de nature à tomber sous le coup de la répression correctionnelle. C’était, à ce qu’il paraît, une erreur, le ministère a jugé qu’il y avait là un défi à relever. Si en effet dans les paroles de M. Gambetta il y a un délit caractérisé contre M. le président de la république, contre les ministres, c’est maintenant à la justice de le dire. Il n’est pas moins vrai que, si ce délit, susceptible d’être saisi judiciairement, existe, il est assez étrange qu’il n’ait pas frappé dès le premier instant le parquet de la ville où le discours a été prononcé, il est étonnant que pour le découvrir il ait fallu attendre quinze jours, multiplier les consultations et les délibérations. Les ministres étaient dispersés, dit-on, ils ont dû revenir à Paris avant qu’une résolution définitive ait pu être prise. S’il y a un délit précis, qualifié par la loi, si c’est une simple affaire de justice, l’absence de quelques ministres ne pouvait rien empêcher, elle ne pouvait surtout entraver l’action de la magistrature. Si c’est un procès politique, une sorte de mise en cause d’un adversaire de parlement, d’un homme qui représente une opinion, un parti, il est fort à craindre que le ministère n’ait été mal inspiré, que, malgré toutes ses réflexions, il n’ait cédé à un mouvement d’impatiente irritation, et que l’acte auquel il s’est décidé après quinze jours ne soit plus compromettant qu’efficace.

A quoi peut en effet conduire cette poursuite ? Quelles peuvent en être les conséquences, et quel profit s’en promet le gouvernement ? Le ministère n’empêchera plus le retentissement des paroles prononcées à Lille : le discours de M. Gambetta a été publié partout, il a fait le tour des journaux de la France, l’effet politique est produit. Le cabinet ne compte pas non plus apparemment fermer à l’orateur de Lille les portes de la chambre par une condamnation judiciaire : M. Gambetta a désormais sa place dans le parlement, il s’y retrouvera deux fois plutôt qu’une. Il peut avoir ses violences de tempérament et mettre dans son langage une certaine âpreté ; la meilleure manière de réfuter ses discours et de combattre ses programmes n’est pas de les faire condamner judiciairement ou de les supprimer. C’est une vaine entreprise, et en choisissant M. Gambetta pour le traduire devant la justice, on ne fait que rehausser son importance, accroître peut-être sa popularité, servir son ambition. Il apparaîtra toujours moins comme un accusé que comme un adversaire. En croyant en imposer par une démonstration d’autorité, on n’aura réussi qu’à porter devant un tribunal le conflit de deux politiques, et dans de tels conflits, c’est le pays qui est le vrai tribunal, la vraie juridiction. C’est la fatalité de ces procès politiques : ils dépassent