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préférence au genre ou à l’ordre pour représenter une entité réelle et objective ? Quelle preuve apporter de la légitimité de ce choix ? » À ces paroles si justes de M. de Saporta, on peut ajouter celles-ci d’un autre paléontologiste également habile, M. Tournouër : « Les unités zoologiques plus élevées que nous appelons genres ou familles ont toutes leur histoire : elles naissent, grandissent et meurent ; elles vivent d’une vie aussi certaine que la vie de l’individu. »

Il me semble que M. Tournouër a bien fait d’appliquer aux familles ce qu’il a dit des genres : je place à côté les uns des autres le rhinocéros, l’acérothérium, le paléothérium, le paloplothérium, l’anchithérium, l’anchilophus ; je n’hésite pas à les rapporter à une même famille naturelle, et je ne crois pas la notion de la famille plus subjective que celle des genres et des espèces, car je suis certain qu’elle se présenterait à l’entendement de tout observateur qui voudrait entreprendre les mêmes comparaisons minutieuses que j’ai faites. On pourra sans doute appliquer un semblable raisonnement aux classes plus élevées du monde animal. Et, de même que, dans la vie des espèces et des individus, il faut distinguer le commencement et la fin, il faut aussi dans les familles distinguer le commencement et la fin : le commencement où il y a union, la fin où il y a séparation. C’est ainsi qu’on peut s’expliquer comment les familles sont aujourd’hui si divergentes et donnent une si merveilleuse diversité aux spectacles de la nature actuelle, tandis qu’à mesure qu’on remonte dans les âges géologiques, on voit les familles moins tranchées, composées de genres dont les caractères sont mixtes.

Les personnes qui ont étudié la succession des espèces fossiles trouvent entre elles tant de points de ressemblance que, même en étant opposées à la doctrine de l’évolution, elles admettent volontiers que beaucoup d’espèces auxquelles les classificateurs ont donné des noms différens ont pu être dérivées les unes des autres. Suivant leur opinion, les naturalistes se seraient mépris sur la valeur des espèces ; ce ne serait pas l’espèce qui représenterait une entité primordiale, ce serait le genre ou même la famille. L’auteur de la nature aurait fait des types auxquels il aurait donné une certaine somme de force qui, en s’épuisant peu à peu dans des générations successives, aurait produit une série de dégradations : par exemple, quand, en suivant les animaux ongulés à travers les âges géologiques, on croit remarquer que des pachydermes à pattes compliquées sont devenus des ruminans dont les pattes sont réduites à un petit nombre d’os, on serait porté à supposer la création d’un pachyderme dans lequel aurait été déposée une somme de force qui, en diminuant peu à peu, aurait amené la simplification des membres et ainsi produit plusieurs espèces.