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quelques-uns même établissent des inégalités dont nous aurions un peu de peine à nous arranger ; mais il se trouve en fin de compte que les moins élevés dans l’échelle atteignent à une participation de jouissances raffinées et de luxe de toute espèce qui dépassent ou bientôt dépasseront tout ce que l’humanité a jamais pu connaître de satisfactions matérielles. C’est là l’utopie moderne. Enivrée des récentes conquêtes de l’industrie et des bienfaits dont elle a comblé la masse, exaltée à la vue des progrès réalisés par l’esprit d’égalité, elle s’élance à la poursuite d’un paradis sur la foi de la théorie philosophique de la perfectibilité indéfinie.

J’en reviens à l’observation de la vie ordinaire. Est-il vrai, oui ou non, que l’on s’est mis à se jalouser entre soi, je veux dire entre plébéiens, les uns enrichis de la veille, les autres qui espèrent ou qui désespèrent d’atteindre au même but ? Le rapprochement des rangs a fait naître ces comparaisons encore plus que leur distance. On ne pardonne guère à ceux qui sont partis du même point d’être arrivés ; leur luxe paraît un scandale, et l’est bien aussi quelquefois. J’ai parlé du rôle des femmes dans le luxe sous la monarchie. Il y aurait un pendant à y faire au sujet du rôle des femmes dans le luxe au sein des sociétés démocratiques. On devrait mettre à part les bonnes ménagères, qui défendent tant qu’elles peuvent leurs maris contre l’abus d’un superflu malsain, et tant de femmes dans toutes les professions laborieuses qui consacrent leur vie à un travail peu rémunéré et à des vertus qui leur tiennent lieu de luxe. Cela dit, il resterait que les femmes dans la démocratie ne paraissent pas subir et exercer cette influence du luxe avec moins de force, quoique sous des formes différentes, que les femmes des sociétés aristocratiques ne la ressentaient et ne la propageaient. Les femmes aiment les comparaisons. C’est une de leurs vocations les plus marquées en ce monde. Où l’homme se contente de voir, la femme compare. Rien n’est plus dangereux en fait de luxe. Car, quand aura-t-on fini de se comparer avec ses égaux et ses supérieurs ? où ira-t-on si on veut de tout point surpasser ceux-là, égaler ceux-ci ? La femme éprouve ce sentiment, elle le souffle au mari. Elle se fait l’Eve du luxe, dont il n’est souvent que l’Adam complaisant, séduit par une faiblesse suppliante. Cette Eve tentée, tentatrice, où n’est-elle pas ? Dans ce qu’on nomme la bourgeoisie, et jusque dans le peuple. Plus que l’homme, elle a l’amour de la parure. Grand écueil dans les sociétés où la fille du peuple côtoie la richesse. M. de Tocqueville n’aurait pas cru l’esprit d’égalité démocratique qui veut s’égaler, c’est-à-dire s’élever, et jouir en s’élevant, innocent de chutes si nombreuses où la vertu succombe.

De ce désir d’égalité, je le sais, sont nées d’ingénieuses industries qui n’ont rien en elles-mêmes de bien criminel. Le luxe