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Le luxe despotique aura le caractère d’une fantaisie désordonnée, telle qu’on peut l’attendre de rêves illimités au sein d’une puissance assez grande pour tout oser : toute-puissance apparente, sans force devant la nature des choses. De là cette fureur qui prend mille formes. Cette disproportion entre les entreprises d’une ambition sans bornes et les limites qu’elle rencontre dans le monde extérieur et dans notre nature même fait comprendre le caractère inquiet du luxe despotique, explique ses tentatives démesurées, ses œuvres colossales, ses caprices malsains. Alimentées à la source amère de l’ennui, exaltées par la satiété même, ses folies se ressentent de cette origine. On a peint souvent des despotes livrés au luxe ; c’est le despotisme dans le luxe que nous essayons de montrer, laissant faire sa tâche à l’histoire, qui préfère les portraits aux types, et qui étale devant nous une collection de monstres, comme si ces criminelles fantaisies n’étaient que des singularités. On semblait voir par exemple une exception dans Caligula, qui assaisonne de caprices sanguinaires son amour pour les spectacles, et qui, manquant un jour de criminels à jeter dans l’arène, y précipite quelques-uns des spectateurs. Ce serait vrai si Claude, plus débonnaire, n’avait aussi forcé à combattre des employés des jeux, sous le frivole prétexte d’une machine qui avait manqué son effet, si Néron n’avait fait subir le même traitement à des chevaliers et à des sénateurs, si on ne citait d’autres fantaisies analogues d’un Domitien, d’un Commode, d’un Galerius, et de tant d’autres. On a paru croire aussi que l’exception est dans la corruption romaine, qui semble calomnier le despotisme lui-même. La preuve du contraire est partout. L’histoire de l’empereur Cheou-sin, onze cents ans avant l’ère chrétienne, vaut celle d’Héliogabale. La femme de cet empereur fit élever à la débauche un temple fastueux, elle y passait des jours et des nuits, mêlant des raffinemens de luxe sans nom à des voluptés infâmes et à d’atroces supplices. Sous une autre dynastie, l’empereur Yeou-wang et sa digne épouse Pao-sse marchent dans cette même voie jusqu’à ce que le soulèvement de leurs sujets et l’invasion des tartares aient mis un terme à leurs excès et à leur vie. Quel empereur romain entrerait en parallèle avec le terrible réformateur Hoang-ti ? Après avoir noyé les abus dans le sang, il s’entoure lui-même d’une pompe inouïe, possède dix mille chevaux dans ses écuries, dix mille femmes dans son harem. Il termine cette vie fastueuse par de plus fastueuses funérailles. On immola sur son tombeau plusieurs milliers d’hommes dont la graisse servit à entretenir des milliers de torches funéraires. Voilà le despotisme dans sa grossièreté fastueuse : les accessoires, les décors seuls varient.

Tacite dit d’un de ces despotes qu’il a peints avec le plus d’énergie un mot admirable : Ut erat incredibilium cupitor ; il voulait