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provenance. La légende prétend qu’il est à Bordeaux des courtiers qui, sur ce point si délicat, ne se trompent jamais ; nous ne les avons pas rencontrés. La dégustation se fait le matin, et souvent tel courtier déguste ainsi jusqu’à vingt et trente qualités. Une amande, une noix, un peu de fromage, sont les adjuvans nécessaires de cette opération, qui ne tarde pas à devenir écœurante. Les courtiers sont faits de longue date à ces fonctions, qui exigent une pratique suivie. Ce sont eux qui expertisent et prononcent en dernier ressort sur la plupart des crus, sauf les premiers, qui sont souvent achetés d’avance, sur pied, par des consommateurs spéciaux.

Tout vin vendu à Bordeaux n’est pas pour cela du vin de Bordeaux. La plupart des gros vins du midi, qui ne vont pas se faire manufacturer à Cette, gagnent la métropole de la Gironde. Le vin dit de Cahors, épais, lourd, violacé, alcoolique, se rend ainsi à Bordeaux, où on le dédouble, le bonifie, et, avec quelque drogue, lui donne le bouquet voulu. Ensuite on le met en bouteilles, en disposant celles-ci par caisses de douze, et on l’expédie avec une étiquette pompeuse vers les pays lointains, qui, religieusement, le reçoivent et le consomment. Le prix de revient de ces bouteilles est d’habitude au-dessous du prix moyen du vin de la récolte. Il est inutile de faire observer que ces habitudes sont préjudiciables au commerce girondin, et que les principaux négocians de Bordeaux ne se prêtent pas à ces manipulations qui ne sont rien moins qu’innocentes. Le menu bataillon des marchands de vin de la place, ceux qui font des affaires à tout prix, s’y adonnent volontiers, bien qu’ils s’en défendent, et ils appellent ce liquide, impudemment fabriqué, « du vin de propriétaire. » Beaucoup de vins naturels de mauvaise qualité partent aussi de ce port ; mais tant est propice pour eux l’effet de la mer, qu’ils s’améliorent sur l’Océan, et arrivent à destination tout à fait buvables. On n’en saurait dire de même de ces produits factices que nous venons de signaler, dont une grande partie gagne les républiques hispano-américaines et les États-Unis. Le palais des Yankees, qui mâchent presque tous du tabac, n’est pas fait d’ailleurs pour goûter et apprécier le bon vin, bien qu’ils aient cette prétention. La Grande-Bretagne, la Hollande, la Belgique, nous l’avons vu, ne consomment généralement que des bordeaux de qualité supérieure. On peut même dire que les dégustateurs de ces pays, quelque étonnante que cette assertion paraisse, l’emportent sur les nôtres. Anciennement quelques-uns des vignerons du Médoc allaient eux-mêmes à Londres vendre leur récolte. Ils attendaient l’amateur en tamise. Un de ces propriétaires itinérans avait un jour fixé la somme à laquelle il voulait vendre tout son vin, pris en une fois. On marchande. Il vide un tonneau dans le fleuve, demande la même somme pour ce qui reste.