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raisin, le temps qui règne, le caprice du propriétaire, le vin est fait et prêt à mettre en barriques. Un dégustateur exercé prononce sur le moment précis. Nous passons sur une foule de détails qui intéresseraient peut-être les vignerons des autres pays, mais ne seraient pas ici à leur place ; ils sont néanmoins d’une importance capitale, car sans cela pas de bon vin. Le moment des vendanges est pour les châteaux l’époque préférée des visites, des réceptions. Le soir, les voisins, les amis, les invités venus de loin se réunissent à table, où les dames font assaut de toilettes. On goûte longuement le vin des années précédentes, on parle de la vendange, des espérances ou des craintes qu’elle fait naître ; on suppute quel sera le prix du vin. Après le dîner, c’est l’instant des sauteries ; on danse très avant dans la soirée, et le lendemain on se lève tard pour aller voir les vendangeurs le long des règes, leur parler, les déranger ; chaque jour on recommence ainsi la même vie jusqu’à ce que tout le raisin soit coupé.

Les précautions les plus minutieuses sont prises dans la culture de la vigne, non-seulement dans tout le Médoc, mais encore dans tout le Bordelais. On veille attentivement au choix des cépages, dont chaque variété est connue, a son histoire ; on conduit le labour, la taille, l’égrappage, sur des principes depuis longtemps étudiés et vérifiés par l’expérience. Cela confine à la manie, mais cette manie est respectable, puisque c’est par elle qu’on arrive à produire de tels vins. Dans le pays de Sauternes, pour obtenir le château-d’yquem, on va jusqu’à attendre l’entière maturité du raisin, puis on trie les grains un à un, en séparant ceux qui sont gâtés ou trop secs, et l’on fait avec le choix de ceux qui restent ce qu’on nomme la crème de tête. Le vin de queue, qui vient ensuite, ne saurait être comparé au premier. C’est ainsi qu’on produit ce vin blanc qui joint à une limpidité et une couleur ambrée caractéristiques une douceur, une densité, un goût, un arôme, qui lui sont également particuliers, et qui en font un vin sans rival, auquel on ne saurait même opposer le tokai de Hongrie et encore moins le johannisberg des bords du Rhin, au renom usurpé. C’est pourquoi on a payé jusqu’à 10,000 fr. le tonneau de château-d’yquem crème de tête. Cela met la bouteille prise au château à plus de 10 francs, et doit donner à réfléchir à ceux à qui l’on fait boire de ce vin pour un prix inférieur de moitié.

Le château-d’yquem à la couleur dorée est comparé par les amateurs à la topaze, les plus lyriques disent à des rayons de soleil mis en bouteilles ; par opposition, ils comparent le médoc à du rubis. Une couleur rouge pourpre, une transparence spéciale, un goût très reconnaissable de tannin qui disparaît avec l’âge, une odeur de violette assez prononcée, sont particuliers au médoc. C’est le vin le moins alcoolique et le plus bienfaisant qu’on connaisse. On