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à Rosine Stoltz furent aussi le triomphe de Barroilhet. Dans ce rôle de Lusignan, pas plus que dans celui du roi Alphonse de la Favorite, son égal ne s’est rencontré. Chanteur et comédien de race, il avait un précieux don de nature que possédait aussi l’acteur Rouvière : la vibration. Son être tout entier était au jeu : son geste, quelque peu saccadé, s’imposait au public, et sa voix doublée de cuivre trouvait des effets d’une puissance nerveuse irrésistibles. Quelle ironie superbe il savait donner à son expression dans cette romance de la Favorite où M. Faure n’a jamais découvert qu’un motif à belles périodes arrondies ! et ce personnage de Lusignan, qui ne se montre qu’au troisième acte du drame, comme il le mettait au premier plan, comme il en avait fait sa création, accentuant les beautés du récitatif qui précède le duo avec Gérard, sauvant, par la simplicité savante de son style, l’ennuyeuse symétrie de ce long adagio à couplets et marquant d’une empreinte de touchante mélancolie cette tragique figure de roi mourant. M. Lassalle semble n’avoir aucun souci de cette tradition et se contente d’appliquer à certains passages dûment choisis une virtuosité d’ailleurs assez incolore qui pouvait n’être pas déplacée dans le Roi de Lahore et manque ici tout à fait d’à-propos. Des divers personnages de la Reine de Chypre, Gérard est le moins intéressant ; ce ténor pleurard et toujours éconduit, sous le casque du paladin comme sous la cagoule du moine, prêterait plutôt à l’opérette, Il n’appartenait guère à M. Villaret de relever un rôle dont ni Duprez ni après lui Roger n’avaient pu tirer grand parti, et tout ce qu’il faut dire, c’est que le vieux ténor va, lui aussi, jusqu’au bout et qu’il dépense honnêtement à cet effort les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint.

Prenons donc cette exécution pour ce qu’elle vaut, et que le luxe et la variété du spectacle nous dédommagent. Si vous aimez l’architecture, les costumes, la vie et le train de Venise aux plus beaux jours de son histoire, vous serez servi à souhait. Tous les cadres de Titien, de Giorgione, de Véronèse et de Tintoret se sont dépeuplés pour remplir de leurs figures, de leurs ameublemens et de leur atmosphère ce vaste théâtre de l’Opéra. La lumière coule à pleins bords, les palais de Venise, la vue de Chypre, sont splendides et les costumes également magnifiques n’ont que le tort de trop nous crier aux yeux qu’ils sont tout battans neufs. Mme de Sévigné, racontant les merveilles du château de Clagny, parle de 2,000 écus « employés à acheter les tourterelles les plus passionnées, les truies les plus grasses, les vaches les plus pleines, les moutons les plus frisés et les oisons les plus oisons. » Il y a de cette superlative profusion dans la mise en scène de la Reine de Chypre, où 150,000 francs ont dû passer à se procurer les sinoples les plus verts, les azurs les plus bleus, les rouges les plus rutilans et les ors les plus ors.


F. DE LAGENEVAIS.