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les couplets que Mocenigo chante au début du troisième acte, le poète cherche à débaucher son musicien et, pour l’amener à quelque variété, lui propose d ;s strophes ayant au moins pour mérite d’être scandées d’un air particulier :

Tout n’est dans ce bas monde
Qu’un jeu.
Le vrai sage le fronde
Un peu,
Mais le fou s’en amuse
Bien fort
Et jamais il n’accuse
Le sort.


Ces vers assurément sont médiocres, mais encore avaient-ils cet avantage d’offrir à la musique un thème original. Eh bien, en pareil cas, que fait Halévy ? au lieu de saisir aux cheveux l’occasion, de s’emparer de ce rhythme svelte, élégant, il le dénature et, doublant le second vers, dit:

Tout n’est dans ce bas monde
Qu’un jeu, qu’un jeu,


ce qui d’un vers de deux pieds fait un vers de quatre, et d’un trait coupe l’aile à la strophe musicale.

La Reine de Chypre, malgré cette pesanteur de style que je lui reproche, a cependant bien des mérites; les récitatifs y sont touchés de main de maître; celui qui sert d’avant-propos au grand duo des deux hommes respire une émotion tragique. Les caractères ont du relief et de la tournure; les figures de Catarina Cornaro, de Mocenigo et de Lusignan s’enlèvent en vigueur sur le fond pittoresque du tableau. Du sentiment, de l’action, un appareil choral, symphonique, imposant et le flot mélodique se déroulant avec abondance: combien sont-elles les partitions de second ordre dignes qu’on les résume de la sorte? Car la Reine de Chypre ne saurait en tout état de cause appartenir au premier rang; la Juive même n’en était point; mais ce second ordre était celui d’une grande et illustre période où Guillaume Tell et les Huguenots représentaient le premier, et dont les œuvres simplement remarquables nous intéressent encore aujourd’hui comme testimonia temporis.

Tout le monde, à ce compte, saura gré au directeur de l’Opéra d’avoir compris le bel ouvrage d’Halévy dans cette restauration du répertoire qui sera l’honneur de son règne, mais qui, selon moi, ne sera vraiment achevée et complète que si l’on y fait entrer les petits chefs-d’œuvre tels que le Comte Ory, le Philtre, etc. On parle d’engager M. Capoul; voilà certes un rôle qui lui siérait à merveille : le comte Ory. Malheureusement, à croire ce qu’on raconte, M. Capoul voudrait n’entrer à l’Opéra que pour y créer le rôle du ténor dans Françoise de Rimini, car