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chevalier français qui l’adore ; déjà les jeunes époux marchent à l’autel lorsque soudain le grand-conseil intervient et les sépare. Deux mots que le sénateur Mocenigo (l’un des dix) glisse à l’oreille de l’oncle Andréa, et plus d’hymen! « Tout est rompu, Gérard, éloignez-vous, » s’écrie le noble Andréa; au Palais-Royal, on dit en moins poétique langage, mais plus gaîment : « Embrassons-nous, mon gendre, tout est rompu. » Catarina Cornaro sera reine de Chypre, et Gérard, après avoir vainement essayé d’immoler à sa juste colère cet infortuné Lusignan, qui l’instant d’auparavant venait de l’arracher au fer de plusieurs assassins, Gérard de Coucy reprendra le cours de ses pérégrinations romanesques et finira par entrer au cloître, ce qui ne l’empêchera point d’arriver au dénoûment pour avertir le roi qu’on est en train de l’empoisonner, avis tardif et qu’un simple flacon d’élixir des Carmes remplacerait avec avantage ! — Néanmoins, à travers tout ce poncif et toute cette versification ridicule, vous suivez une action qui s’expose, se lie et se dénoue selon les lois du théâtre; vous avez devant vous une pièce et non pas un de ces oratorios informes qui ne se réclament d’aucun art et n’affichent d’autre prétention que celle de canevas à la broderie oiseuse des jeunes parnassiens musicaux. L’auteur de ce poème de la Reine de Chypre, Saint-Georges, fut à l’Opéra le meilleur élève de Scribe; il savait quels sujets convenaient à la musique et comment distribuer ses actes, ses morceaux, tailler ses strophes, qu’il écrivait, je l’avoue, en pauvres vers, mais dont il s’appliquait adroitement à varier les rhythmes de manière à provoquer la fantaisie du compositeur. Halévy et lui, après s’être associés de bonne heure, sont restés unis jusqu’à la fin ; sans parler de l’Éclair, des Mousquetaires de la reine et de tant de jolis chefs-d’œuvre créés ensemble à l’Opéra-Comique, combien de leurs ouvrages ne citerait-on pas, écrits par eux pour notre première scène : le Juif-Errant, la Magicienne, la Reine de Chypre et finalement ce Noé que nous évoquions tout à l’heure. Saint-Georges fut pour Halévy ce que Scribe était pour Auber. Eussent-ils voulu chercher fortune chacun de son côté qu’ils n’auraient pu longtemps vivre séparés; leur collaboration, très fructueuse d’ailleurs, tenait bien moins de la spéculation que d’une communauté parfaite de sentimens; c’étaient d’honnêtes gens, de rares cœurs qu’un même travail réunissait presque chaque jour et qui en dehors de l’œuvre commune s’estimaient et s’aimaient avec une tendresse dont furent touchés ceux qui les ont connu?. On sait la susceptibilité de certains auteurs et leur inquiétude effarée aux soirs de première représentation. Auber, qu’une si longue expérience et tant de succès accumulés auraient dû préserver, n’échappait pas à cette fiévreuse influence, et je le vois encore, le soir de la première de Marco Spada, tressaillir et blêmir tout à coup pendant le finale du second acte, quand fort heureusement quelqu’un qui se trouvait là derrière lui dans la coulisse, appuyant la main sur son épaule, lui souffla à l’oreille : « Mais calmez-vous donc, cher maître, c’est la