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petites capitales italiennes dont Stendhal en France et M. de Reumont en Allemagne ont compulsé les chroniques, car des Vittoria Accoramboni et des duchesses de Paliano, Venise n’en a point ; en revanche demandez-lui des courtisanes, et vous n’aurez que l’embarras du choix. En tête de la liste brille une étoile : cette Bianca Capello, que la nouvelle, le roman et la tragédie se sont tant disputée. Si les patriciennes cachent leur vie, Venise a pour se consoler son demi-monde partout en vue, partout riant, chantant à ciel ouvert. Vous le rencontrez aux régates, aux mascarades, sur les quais de l’Adriatique, aux Merceries, en costumes éblouissans, les cheveux teints en blond et ruisselans de perles, l’éventail à la main. Ces Arianes de Titien, ces reines de Saba de Véronèse, comment les nommer toutes? C’est la belle Anzela Zaffetta, pour qui les jeunes seigneurs s’entre-tuent, et qui, jeunes et vieux, ruine chacun ; c’est Franceschina la divine chanteuse, ou bien encore cette adorable Perina Riccia dont on raffole à cause de ses aristocratiques pâleurs, car la pauvre enfant se meurt de la poitrine comme la Marguerite Gautier de Dumas fils, ou comme la Mariette du conte de Musset :

Elle est frappée au cœur, la belle indifférente.
Voilà son mal, — elle aime, — il est cruel pourtant
De voir entre les mains d’un cafard et d’un âne
Mourir cette superbe et jeune courtisane.


Qu’il s’agisse de peindre le triomphe de Vénus ou de représenter l’assomption de la Vierge, Titien, Giorgione, Véronèse les auront pour modèles et l’école vénitienne leur devra cette plénitude et cette joyeuseté d’idéal et de couleur qui fait sa gloire. Aussi la république se montre clémente et débonnaire à l’égard de ces belles pécheresses, leur luxe effréné passe inaperçu : grâce à leur esprit, à leurs talens, on les recherche, on les emploie; plus d’une d’elles a même reçu la confidence de secrets d’état. Par cette influence sur les arts, — la peinture surtout, — par cet épicurisme intellectuel, la courtisane vénitienne du XVIe siècle se rapproche de l’antique hétaïre, qui, elle aussi, vivante, agissante, mêlée aux hommes, profita de l’effacement des autres femmes pour affirmer publiquement sa personnalité. Avez-vous remarqué qu’au milieu de toutes ces splendeurs de la renaissance, la république de Saint-Marc n’a pas un poète? Ces beaux seigneurs et ces belles dames que Giorgione nous représente jouant du luth n’ont à se réciter que la Jérusalem du Tasse, dont les gondoliers du Grand Canal, de leur côté, scandent les stances. Seulement deux siècles plus tard naîtront à Venise ses poètes, Goldoni, Carlo Gozzi, les poètes du rococo dans la Venise rococo. Le génie de la grande cité s’est éteint, le lion de bronze plie ses ailes, cette illustre aristocratie succombe au marasme sénile dont finissent par mourir toutes les aristocraties; la voilà caduque et grotesque, et nous retrouvons le sérénissime patricien du XVIe siècle manipulant