Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/923

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le soleil de juin, par ses chaudes et discrètes fomentations, m’en fut un autre, non moins précieux. À peine sorti du ruisseau, je me sentis comme à l’étuvée… Émotions charmantes des voyages alpestres, qui vous peut jamais oublier ! Et qui pourrait oublier surtout la part très respectable de gloire qui revient au bâton ferré dans ces menues épopées de touriste ! Que de fois, à Martigny, en voyant partir pour la montée de la Forclaz quelque ascensionniste novice qui battait déjà triomphalement de son bel alpenstock neuf le cailloutis de la grande place, je me suis senti la velléité de lui dire : Doucement, jeune pionnier ! Il convient de ménager quelque peu la pointe au début. Ce bâton que tu brandis d’une main si gaillarde peut être appelé à en voir de dures, et, pour sûr, la châtaigneraie où ou l’a cueilli n’avait pas cru l’enfanter pour cela. Tu ne songes présentement qu’à traiter de maître à valet cette tige à la fois légère et résistante, souple et dure, qui doit soutenir ta marche glorieuse et trébuchante ; dans quelques jours, crois-en ton ancien, tu la regarderas d’un autre œil. Une douce familiarité, née d’un labeur commun et d’une estime réciproque, se sera établie entre vous ; tu auras vu ton bout de bois à l’œuvre, il aura, de sa part, expérimenté la sûreté prudente de ton étreinte, — car tu as, je pense, l’articulation bien nouée ; au troisième gîte, vous serez camarades ; vous aurez en- semble, au sein des hautes solitudes, des entretiens et des effusions dont le vulgaire ne se fait pas l’idée. Bien des fois tu ausculteras avec sollicitude l’état de santé de ton ami. La vis d’acier ne branle-t-elle pas dans la rainure ? la virole de fer est-elle toujours adhérente au manche ? Graves questions dont peut dépendre à une certaine heure ta destinée. £t si d’aventure le pauvre bois, pris d’une défaillance inopinée, ne pouvait fournir jusqu’au bout sa carrière, s’il te fallait l’abandonner au revers d’un rocher ou dans un fossé de la route, tu ne le ferais pas, j’en suis sûr, d’un cœur sec et léger, comme un ramasseur de bûchettes qui, ne voulant que fagots d’élite, repousse du pied un rameau pourri.


VI.

Il était neuf heures. Le pâtre avait-il dit vrai en m’affirmant que les mayens nichaient derrière le grand cône ? Je résolus de m’en assurer incontinent. L’éminence offrait pour un piéton qui sait marcher sur les mains des facilités nombreuses d’escalade. Je laissai donc toute la file dévider lentement sous ses pas les spires interminables du sentier, et j’attaquai à quatre pattes la butte sourcilleuse. En quelques minutes, je fus en haut. Là, je faillis pousser un cri de surprise et d’admiration. Devant moi, jusqu’au pied de la longue arête boisée dont j’ai parlé, s’étalait, sur un espace déclive