Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/921

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

insidieux accords de non luth, troublé la cervelle de la Valaisane, qui était partie un beau matin pour Martigny, et de là, par le chemin de fer international, pour Genève. Depuis lors, Michel le grand pâtre, avec un remarquable esprit d’induction, cherchait querelle a tous les instrumentistes du pays où le si résonne qu’il surprenait au printemps sur les chemins du Grand-Saint-Bernard ou du Simplon ; mais il avait beau rosser en conscience le peuple innocent des aèdes transalpins, Eisi n’en demeurait pas moins perdue pour lui, et le bruit avait même couru, au bout de quelques mois, que l’infidèle, abusant de plus en plus des facilités de locomotion qu’a inventées le génie moderne, était ailée poursuivre sa carrière aventureuse jusque dans « la grande Babylone. » Telle était, paraît-il, l’unique cause pour laquelle le grand pâtre, que la nécessité ne condamnait point précisément à ce genre de vie, s’était mis « fruitier de mayens ; » il avait besoin de se recueillir quelques mois chaque année, de faire une cure périodique de solitude sur ces hauts alpages comme lui pleins de silence et de mélancolie.

Pendant cet entretien à bâtons rompus sur la vie ombreuse de la forêt, les horizons derrière nous s’étaient modifiés d’une façon presque fantastique. Au dernier regard qu’une éclaircie du massif m’avait permis de jeter sur la plaine, j’avais aperçu encore, scintillant aux feux du soleil, sous le pied des monts opposés, le cours jaunâtre du Rhône, coupé, tous les cinquante pas, de son épi transversal de cailloux ; maintenant la ligne du fleuve avait disparu, et avec elle s’était évanouie toute trace de ce grand ravin large de près de 4 kilomètres qui auparavant se déployait si magnifiquement à mes yeux. N’étaient les jeux de lumière et d’ombre qui indiquaient à l’observateur expérimenté l’existence de l’invisible dépression, on eût cru que les pentes de la Pierre-à-Voie allaient toucher en pleine poitrine et sans solution de continuité les sommités situées vis-à-vis. Cette brusque éclipse de tout un monde, cet écrasement instantané d’une immense vallée florissante de vie et de cultures entre deux hautes murailles alpestres ajustées soudain l’une à l’autre comme par un coup de baguette magique, avait quelque chose qui terrifiait l’imagination. Je parlais tout à l’heure des innombrables erreurs d’optique auxquelles on est exposé quand on considère d’en bas un puissant massif de montagnes ; combien plus décevans encore sont les aspects inférieurs envisagés du sein d’un de ces massifs ! Reliefs et creux, tout se contracte, tout s’enchevêtre, tout se confond dans des effets de juxtaposition et de soudure incompréhensibles.

Si, à ce point de la montée, j’avais perdu de vue la plaine du Rhône, en revanche les croupes majestueuses de la Pierre-à-Voie s’allongeaient devant moi avec une ampleur de plus en plus singulière.