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fort pour transporter les bois. Alors commence à proprement dire le flottage. Les masses qu’on livre au torrent ne forment pas comme chez nous des trains-radeaux dûment ficelés et équilibrés pour une navigation monotone entre deux berges toujours semblables ; non, la nature même de la route fluviale, les accidens inépuisables du parcours, les risques du voisinage, tout s’oppose à un si bel ordre. Les torrens alpestres ont, je l’ai dit, une façon toute particulière de cheminer ; ils se creusent leur lit à la diable, au fond de gorges escarpées où manque tout rudiment de sentier de halage. Le bois une fois engagé dans ces effroyables défilés, adieu tout gouvernement ; c’est le triomphe illimité de l’anarchie entre deux murailles de rochers à pic. Le torrent se rebiffe comme il veut contre la « flottée ; » il profite de chaque étranglement qui obstrue la route pour acculer contre un bloc ou retourner juste en travers la plus grosse bille ; celle-ci, immobilisée, forme une banquette infranchissable où viennent s’échouer l’un après l’autre les troncs nageant à la suite ; il y en a bientôt toute une pyramide. Les conducteurs de la flottée, qui suivent d’en haut la marche aventureuse de leurs bois, comme Xerxès du haut de son trône surveillait les péripéties de la grande bataille, aperçoivent bien le point de défaillance. Que faire ? S’en remettre au caprice des eaux du soin de détruire ce que le caprice des eaux a créé : c’est peut-être se condamner à une longue attente, et ce sont sortes d’éventualités qui ne figurent point sur les registres de l’entrepreneur.

Le flotteur n’hésite pas. Il connaît par cœur son torrent ; depuis l’enfance il lutte corps à corps avec lui, il en a sondé tous les gouffres, exploré toutes les cavernes, tâté du pied toutes les corniches accessibles ; rien qu’à la façon dont les eaux y donnent de la voix, il sait le niveau qu’elles marquent aux entailles des rochers indicateurs de l’étiage. Toute l’histoire du monde se résume pour lui dans les variations capricieuses de ce cours d’eau tour à tour emporté et bénin dont on se transmet par tradition les annales. Annales sombres parfois et qu’on ne pourrait sans frisson coucher par écrit ! En telle année, tel jour, à telle heure, les flots ont dévoré telle victime. C’était le jour de saint Barnabé, ou de saint Luc ou de saint Cyrille. Montez au plantage d’en haut, et poussez la porte du chalet entouré d’un champ de pommes de terre qui s’adosse aux grands châtaigniers ; vous trouverez encore la veuve en deuil et le fils… Le fils, insouciant, s’apprend déjà à manier le grespil du père et à gouverner la course des bois.

Donc l’homme n’hésite point, pas plus qu’il n’a hésité ce fameux matin où, à l’insu de sa femme et sous prétexte de flottée, il est allé s’engouffrer tout seul, comme le Plongeur de Schiller, dans le