Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/915

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bruit sourd annoncera l’entrée en scène des avalanches. En une seule matinée de printemps, de huit heures à midi, j’en ai compté ainsi plus de quatre-vingts ; je parle uniquement de celles qu’on peut observer à l’œil, et non de celles qu’on ne fait qu’entendre, soit que leur chute ait lieu sur le versant opposé, soit qu’elles tombent d’une arête cachée et par des couloirs invisibles. C’est là un phénomène avec lequel d’ordinaire le touriste n’a guère occasion de se familiariser, car, à l’époque où les étrangers affluent en Suisse, les avalanches de fonte printanière sont presque toutes tombées, et quant aux avalanches de glacier, lesquelles ne se produisent qu’à de très hautes altitudes, il est fort rare qu’on en trouve beaucoup, à point nommé, dans ses horizons. C’est donc surtout de mai en juin, et à la suite de plusieurs journées de pluie tiède, qu’a lieu d’une manière suivie cette gigantesque dislocation des neiges alpestres.

Tout d’abord, pour une oreille inexpérimentée, le grondement d’une masse qui s’abîme n’indique pas nécessairement le point précis d’où elle dévale ; il faut que l’ouïe s’habitue à le discerner, et que l’œil, instantanément averti, saisisse à sa naissance même, sur l’étendue d’un front de montagnes tourmenté, le sillon creusé par la ravine blanche. Le regard peut même acquérir une telle sûreté qu’il démêle et suit fort bien, à travers tout un crêpe de nuées, la gerbe de neige en mouvement. La forme et la tonalité du phénomène présentent au reste de singulières variations. Le plus souvent la chute, commencée par un glissement presque imperceptible sur une paroi inclinée du roc, se termine par un ruissellement torrentueux, qui se brise avec un fracas de tonnerre, répercuté longuement par l’écho, sur les gradins successifs du mont. Parfois le bruit s’entremêle de crépitations inégales qui trahissent la nature diversement accidentée de la rainure où court l’avalanche ; d’autres fois le phénomène semble avorter, et le mugissement s’interrompt soudain, soit qu’un obstacle ait arrêté la pelote au passage, soit qu’il l’ait contrainte à se diviser en minces filets réduits à suinter silencieusement jusqu’à ce que, réunis de nouveau en une masse unique, ils arrivent en détonant dans quelque cuvette inférieure du défilé. Certaines de ces avalanches imitent à s’y méprendre le bruit de la fusillade, d’autres font croire au roulement d’un train en marche sur un terrain variant de densité ; presque toutes entraînent avec elles des débris de terre, de rocher ou de végétaux qui accélèrent d’autant leur course et ajoutent une nouvelle force dévastatrice à leur pesanteur naturelle.

Comme j’interrogeais encore du haut de mon observatoire l’occiput rosé du mont des Vents, le peloton des vaches maîtresses déboucha bruyamment au-dessous de moi sur la vire raboteuse qui