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trop inégale et trop dangereuse à certains endroits, les voitures se contentent de faire un détour et de la rejoindre à un point où elle est restée praticable ; mais il y a au moins une colonie qui fait exception à cet égard, et cette colonie, c’est la terre de Van-Diémen, carrossable, grâce à ses convicts, comme un comté d’Angleterre ou un département français. Tout ce que la Tasmanie a d’édifices et de travaux publics est l’ouvrage des convicts, et ces travaux ont été exécutés avec amour, car ces pauvres forçats étaient arrivés à considérer cette terre comme leur patrie, et ils ont mis tout leur cœur à décorer leur prison. Ce n’est encore là que la plus petite partie de leurs bienfaits. Tant que les convicts ont existé en Tasmanie, la colonie n’a cessé, grâce à eux, d’être riche et prospère. Elle bénéficiait d’abord de leur budget, c’est-à-dire des 350,000 livres sterling que l’Angleterre envoyait annuellement pour leur entretien ; aujourd’hui qu’elle est délivrée de son fléau, elle se trouve réduite à la portion congrue de son propre revenu, qui n’excède pas 280,000 livres. L’Angleterre entretenait des troupes en Tasmanie pour le maintien du bon ordre et de la discipline ; lorsqu’elle dut contre son gré accéder aux vœux de la population libre, elle retira du même coup ses régimens, qui n’avaient plus de destination, nouvelle perte sèche pour la colonie. Non-seulement les convicts enrichissaient ainsi la société générale tasmanienne, mais ils avaient créé les fortunes des particuliers. A l’origine de l’établissement pénitentiaire, tout colon ou propriétaire qui avait consenti à les accepter comme domestiques ou ouvriers avait reçu une concession de tant d’acres de terre par convict employé, sans autre obligation que de vêtir et de nourrir son serviteur, dont le travail restait absolument sans salaire. Plus tard, il est vrai, cette gratuité parut un privilège si excessif, qu’un salaire de 9 livres par an fut exigé du propriétaire, mais il fut, par compensation, dispensé des frais d’entretien, qui tombèrent au compte du convict ; cependant même dans ces dernières conditions le travail était à bon marché en comparaison des salaires énormes que le colon doit payer maintenant à l’ouvrier libre. Sans doute les Tasmaniens sont en voie de comprendre, par une désagréable expérience, que ce qui est poison pour les uns peut être sel salubre pour les autres, car, tant que la colonie a subi la flétrissure de ses convicts, elle n’a cessé d’être heureuse, fournissant de moutons la colonie de Victoria, renommée pour ses pêcheries, ses élevages de bestiaux, ses blés, ses avoines et ses fruits, tandis qu’aujourd’hui, où il lui faut payer trop cher pour tous ces biens et où les frais de main-d’œuvre dévorent les profits, elle est tombée dans un tel état de stagnation que ses propres habitans lui ont donné le sobriquet de Sleepy-Hollow, le trou léthargique.