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demeurai ainsi abîmé dans une contemplation muette, je ne sais ; une vague plus forte que les autres, et qui me couvrit d’embrun, me rappela au sentiment de la réalité : la marée montait ; à tout prix il me fallait arriver à Guetaria avant la nuit ; je me levai donc précipitamment et me disposai à renouveler les miracles d’équilibre qui m’avaient conduit sain et sauf jusque-là.

Par bonheur, toute cette dernière partie de la route était à peu près intacte, et je ne tardai pas à distinguer en face de moi la masse sombre des murs de la ville. Guetaria occupe le milieu même d’une petite langue de terre que termine un pic aigu couronné d’une forteresse. En vertu de sa position exceptionnelle, pendant la dernière guerre elle était restée au pouvoir des libéraux, mais les carlistes tenaient les alentours ; aussi a-t-elle été cruellement éprouvée. Au surplus, toute son histoire n’est qu’une longue succession de calamités. Déjà en 1597 un incendie la détruisit presque entièrement ; quarante ans plus tard, une escadre espagnole brûlait dans son port ; en 1836 enfin, comme elle se relevait à peine des suites de la guerre de l’indépendance, assiégée et prise par les carlistes, elle eut tellement à souffrir du feu de leur artillerie que sur cent dix-neuf maisons qu’elle enfermait dans ses murs seize seulement demeurèrent debout. Tant de malheurs n’ont pas été sans laisser de traces ; les ruines nouvelles s’ajoutant aux décombres du passé obstruent le sol d’énormes monceaux de pierres et de plâtras ; les hautes maisons sans toitures, avec leurs portes défoncées et leurs fenêtres veuves de volets, ouvrent lugubrement sur le vide et semblent ricaner comme des têtes de morts ; non loin du port, l’unique église de San-Salvador menace de s’effondrer au premier souffle du vent. De peur d’accident, il a fallu boucher les fenêtres et les rosaces ; les pierres se délitent, rongées par la flamme des incendies, et de longues lézardes sillonnent les piliers. Pourtant, à défaut d’un goût bien pur, cette église autrefois fut remarquable d’élégance et de légèreté ; à la hardiesse incomparable des ogives, à la disposition des tribunes intérieures faisant courir autour de l’édifice une fine balustrade découpée à jour et surmontée de sveltes colonnettes, à la forme irrégulière du chœur, on reconnaît un des échantillons les plus curieux du genre gothique flamboyant. En sortant, près de la porte, une pierre tombale, portant quelques caractères et des figures à demi effacées, attire l’attention ; je me penche et j’y lis ces mots : Esta es la sepultura del insigne capitan Juan Sebastian de El Cano...

El Cano ! À ce nom, l’esprit évoque mille récits d’expéditions lointaines et de courses aventureuses. né à Guetaria vers la fin du XVe siècle, comme à peu près tous ses concitoyens il s’était de bonne heure consacré à la marine, Malgré quelques difficultés au début.