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il est, selon l’expression russe, prikréplen ou krépostny, aussi bien qu’au temps de la krépostnost, c’est-à-dire du servage. La corde qui le retenait attaché a été allongée et allégée, elle n’a pas été coupée, et ne saurait l’être tant que dureront les redevances de rachat. Les paysans, solidaires les uns des autres devant le fisc ou devant leurs anciens propriétaires devenus leurs créanciers, ne peuvent aisément se dégager de cette double chaîne et se sentir pleinement libres dans leur individualité. La commune, responsable des taxes de tous ses membres, est obligée d’exercer sur eux un contrôle sévère et incessant, elle ne peut se dépouiller du droit de chasser les uns, de retenir les autres, avant que ceux qui la quittent n’aient assuré à la communauté leur part de la dette commune. Ce régime de solidarité, de mutualité forcée, tant vanté par certaines écoles, maintient les hommes qui y sont soumis sous une étroite et perpétuelle tutelle.

A l’inverse de ce qui se voit en France, les communes sont libres et majeures, le paysan qui les compose est mineur. Au dire des adversaires du système actuel, le joug de la commune est plus lourd que le joug du servage, il est plus odieux au moujik. A les entendre, ces paysans réunis en libres communes aimeraient mieux avoir comme jadis un seul maître d’une autre classe que d’être dans la dépendance de leurs pareils et des intrigans de village. Il est toujours facile de faire parler le peuple et toujours difficile de connaître sa réelle opinion. Le paysan sent probablement beaucoup moins le poids des chaînes qu’il est habitué à porter que ne le sentent pour lui ceux qui l’en voient chargé; beaucoup même croient ne pouvoir marcher sans les entraves dont certains philanthropes voudraient les débarrasser.

Le moyen le plus simple de rendre au moujik la plénitude de la liberté individuelle serait évidemment d’abolir le régime de la communauté des terres. Ce serait là en vérité trancher d’un coup le nœud gordien. Il y a bien un autre moyen, moins brusque, moins radical, mais demandant plus d’étude et de patience, c’est l’abrogation de la solidarité. Le taux excessif des impôts, et pour la plupart des serfs émancipés les redevances de rachat envers les anciens seigneurs, rendent une telle mesure malaisée jusqu’à la fin de la longue opération de rachat, ou jusqu’à une dispendieuse réforme de l’impôt[1]. La solidarité des paysans devant le trésor ne semble pas près de prendre fin, ce barbare procédé fiscal est encore trop commode au gouvernement. Si la communauté des terres elle-même n’est point encore en sérieux danger, elle le doit en

  1. Voyez notre étude sur les Finances de la Russie, Revue du 15 novembre 1876.