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plutôt qu’une obéissance d’esclave. Le langage populaire à cet égard est instructif, et il n’y faut pas voir de vaines et vides formules. A son égal, le Russe dit : mon frère; à son supérieur de tout rang, à son seigneur jadis, aux fonctionnaires, au tsar même, l’homme du peuple dit : père, petit-père, batiouchka. De la base au sommet, l’immense empire du Nord paraît dans toutes ses parties et à tous les étages construit sur un même plan et dans un même style; toutes les pierres en semblent provenir d’une seule carrière et l’édifice entier repose sur une seule assise, l’autorité patriarcale. Par ce côté, la Russie se rapproche des vieux états de l’Orient et s’éloigne décidément des états modernes de l’Occident, tous édifiés sur la féodalité et l’individualisme.

Il y a dans ces vues de nombreux écrivains russes ou étrangers une part considérable de vérité et une certaine part d’erreur ou d’exagération. La Russie à bien des égards est un état patriarcal, et il est difficile de parler d’elle sans avoir recours à ce bon vieux mot. Entre l’état, la commune, la famille, il y a un lien continu, et une visible filiation. Le principe d’autorité est le même à tous les échelons de la vie sociale, et l’on en pourrait dire autant du principe d’égalité, qui, préservé dans la famille et la commune, est en train de renaître en son intégrité dans l’état. Il y a là de réelles et frappantes analogies, mais en toutes choses, plus les analogies sont vraies, et plus il importe de ne pas laisser l’esprit s’y absorber et perdre tout de vue en ne voyant qu’elles. A côté des ressemblances originaires, il y a les différences successivement marquées par les siècles, et lentement creusées par l’histoire. Plus il est tentant de ramener tout l’état social d’un grand peuple à un seul et même principe, et moins il faut oublier que les hommes et les nations se laissent malaisément représenter et résumer en une formule. Les états modernes les moins complexes et les plus isolés ont trop vécu, ont trop subi d’influences pour avoir une telle unité de structure, une telle simplicité d’ordonnance.

Le peuple russe conserve encore dans ses usages, dans ses manières de voir, le caractère, ou mieux l’esprit, le sentiment patriarcal; mais sous la pression de besoins nouveaux et au contact du dehors, l’état russe s’est singulièrement modifié, il s’est dépouillé des vieilles formes, il est devenu ce qui répugne le plus à l’esprit patriarcal, un état bureaucratique. Si la famille peut être regardée comme le prototype des deux seules institutions vraiment nationales de la Russie, de la commune et de l’autocratie, l’une et l’autre ne ressemblent plus à leur modèle que par une face, et par une face opposée. La famille russe, la famille patriarcale a deux traits distinctifs : l’autorité illimitée du père de famille, et la propriété