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glorieuse pour le vaincu presque autant que pour le vainqueur, honorable pour tous, et, à bien dire, qui sait si la Russie elle-même, au prix d’une épreuve momentanée, n’y a pas gagné plus qu’elle n’y a perdu? Ces soldats de Sébastopol dont Totleben dirigeait les efforts, dont Nachimof, Kornilof, réchauffaient les courages, étaient faits pour honorer ses armes, et de cette crise militaire, morale, politique, nationale, elle est sortie plus forte après ces années de recueillement dont parlait un jour le prince Gortchakof. La guerre d’aujourd’hui est une revanche pour les Russes, c’est possible ; la Russie n’avait pas besoin de prendre une revanche d’une guerre qui n’avait pas diminué sa grandeur, qui n’avait d’autre objet que de mettre sous la garde de l’Europe cette question d’Orient destinée peut-être à devenir un grand piège pour la politique des tsars. M. Camille Rousset retrace tous ces faits du passé, la campagne des Turcs sur le Danube, la descente en Crimée, la bataille de l’Aima, le siège de Sébastopol, avec la fidélité d’un homme qui a puisé à toutes les sources, qui a eu sous les yeux jusqu’aux confidences les plus intimes des hommes engagés au plus vif de l’action.

C’est l’attrait de ce livre, juste pour les Russes comme pour leurs adversaires, exact, presque trop abondant en détails techniques et toujours intéressant néanmoins. Il y a des momens où le récit devient un véritable drame entre Paris et le plateau de Chersonèse, entre tous ces personnages, l’empereur Napoléon III qui s’obstine à imposer des plans, à parler de ce qu’il ne sait pas, Pélissier qui résiste. Vaillant, Canrobert, Niel. Bien des traits douloureusement éloquens se détachent dans ces correspondances intimes devenues de l’histoire. Un jour Pélissier écrit : « Nous avons tous besoin de faire la guerre pour l’apprendre sur une grande échelle. » Niel dit dès ce moment de son côté : « La véritable difficulté la voici; après une longue paix, personne ne sait se servir d’une armée de 180,000 hommes. C’est une armée trop lourde. On a excellé dans de petits combats en Afrique, on ne veut que de ceux-là. » Laissez s’écouler quinze années encore : le mal n’est pas guéri, l’instruction n’est pas venue, l’esprit militaire dont Canrobert déplore les défaillances ne s’est point relevé, et alors c’est cette guerre de 1870-1871 que l’état-major prussien continue à raconter dans une livraison nouvelle, où il traite du siège de Paris, de l’armée de la Loire, de l’éphémère succès de Coulmiers. Cette guerre de 1870 a été comme une explosion de tout ce qui avait altéré la vieille armée française. C’est à ceux qui en ont l’impérieux devoir de songer aujourd’hui qu’il faut un esprit nouveau pour refaire une armée nouvelle digne de la France, digne du passé et de l’avenir de notre patrie.


CH. DE MAZADE.