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aussi librement qu’un propriétaire accommodant son jardin à sa guise, les hommes d’état de Vienne recourent à de singulières subtilités pour se dispenser de se fâcher de rien et de rien empêcher. Ils distinguent entre les actes politiques et les actes militaires, et ils déclarent que l’empire austro-hongrois, fidèle à la neutralité qu’il a promis d’observer, respectera la liberté de la Russie en tout ce qui concerne les actes militaires, mais qu’il se réserve à lui-même toute sa liberté d’action en tout ce qui regarde les actes politiques. Or il se trouve qu’en Bulgarie la politique, la guerre, la diplomatie, tout se fait à la fois, tout marche de front, et que l’Europe, si jamais elle se réunit pour dire son mot sur la question, n’aura plus qu’à sanctionner des faits accomplis, rendus plus irréparables encore par des dépossessions et par des massacres. On le sait à Vienne, mais on juge à propos de n’avoir pas l’air de le savoir. Aujourd’hui personne en Europe n’a sa liberté d’action, tout le monde y est le prisonnier de quelqu’un. Nous doutons à la vérité que M. de Bismarck, comme on le prétend, soit le prisonnier de sa reconnaissance; mais il se pourrait que le comte Andrassy fût le prisonnier du parti de la cour, lord Beaconsfield le prisonnier du Times, l’Angleterre la prisonnière de son bonheur et de sa richesse, comme la France est la prisonnière du 16 mai. S’il était vrai que de son côté le prince Gortchakof eût les bras liés par le panslavisme, il n’y aurait dans le monde entier que le prince Tcherkassky qui eût les mains libres, et c’est une bonne fortune dont il faudrait le féliciter.

Que le panslavisme profite des circonstances favorables et vraiment exceptionnelles que lui offre la situation de l’Europe pour accomplir ses grands et ambitieux desseins, on ne saurait sans injustice lui en faire un crime, et si la fortune lui est complaisante jusqu’au bout, on ne pourra nier qu’il n’ait mérité son succès ni soutenir qu’il a été plus heureux qu’habile. Seulement, lorsqu’il cherche à nous persuader que son seul mobile est l’intérêt de l’humanité, sa sollicitude pour les populations de la péninsule du Balkan et son zèle pour la religion orthodoxe, il est difficile à l’Europe de prendre au sérieux ses protestations ; malgré sa bonne volonté, elle n’aperçoit pas sur les lèvres panslavistes « le lait de l’humaine tendresse. » Hegel, qu’on a pourtant accusé de trop respecter les faits accomplis et de donner toujours raison aux victorieux, a dit dans sa Philosophie du droit que tout état en guerre avec un autre doit être considéré comme un particulier qui plaide et qui a des intérêts et des passions, que partant il aurait mauvaise grâce de se poser en défenseur de l’éternelle justice, en représentant de la Providence. L’Europe ne croit plus aux guerres philanthropiques, aux guerres faites pour une idée, elle croit encore moins aux guerres saintes, et elle ne saurait admettre le désintéressement russe comme un point de doctrine. Le 14 mars 1769, au moment où Catherine II allait