Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/708

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Midhat-Pacha. La pluie d’obus qui a fait de Roustchouk en huit jours « un amas de ruines sanglantes et fumantes, dominées seulement par les batteries et les redoutes turques, » était une exécution judiciaire et politique; ces obus meurtriers disaient aux Bulgares : Roustchouk n’est plus, tournez ailleurs vos yeux, regardez du côté de Tirnova. Si Abdul-Kérim eût été plus perspicace, ce bombardement psychologique lui aurait révélé l’endroit où les Russes se disposaient à franchir le Danube. Le 29 juin, le sultan Abdul-Hamid recevait un mémoire où il était dit : « Le passage des Russes près de Sistova avec la plus grande partie de leurs troupes démontre leur intention de s’avancer tout d’abord sur la route de Tirnova et de se mettre en possession de l’ancienne métropole de la Bulgarie pour y créer un gouvernement central et un foyer révolutionnaire d’où l’insurrection se propagera dans tous les sens. » La Russie n’oublie jamais la politique dans ses opérations militaires. Où commence la guerre? où finit la diplomatie? elle ne veut pas le savoir.

C’est au prince Tcherkassky, nommé depuis longtemps gouverneur-général de la Bulgarie, qu’était dévolue la tâche de prendre possession de Tirnova, d’y installer son prétoire et d’organiser la conquête qu’on n’avait pas encore faite. S’il faut en croire les indiscrétions viennoises, l’empereur lui dit à Bucharest, dans son audience de congé : « Il vous a été confié une double mission de la plus haute importance ; vous avez à établir en Bulgarie une administration fondée sur de nouvelles bases et à créer un lien moral entre ce pays et la Russie. » Le gouvernement russe ne pouvait mieux choisir son instrument. Le prince est un homme de conseil et d’exécution; il a fait ses preuves chez les Polonais, qui ont admiré avec épouvante la subtilité de ses pensées et la pesanteur de sa main. Il appartient à la race des pétrisseurs de nations, qui ont étudié par principes ce qu’on pourrait appeler les lois du transformisme politique. Les idées de Darwin jouissent d’une grande vogue à Saint-Pétersbourg, et on les a appliquées avec infiniment de sagacité à la science sociale; certains politiques russes se chargent de perfectionner les hommes, les peuples et les consciences avec autant de succès que le célèbre naturaliste anglais perfectionne les pigeons. Dans ses charmantes Lettres sur la Russie, où la finesse du coup d’œil est accompagnée de belle humeur et d’une malice sans fiel, M. de Molinari nous raconte que, sous le règne de Nicolas, on envoya dans la Sibérie occidentale un gouverneur qui, indigné que l’idolâtrie existât encore dans son gouvernement, se mit en devoir de l’extirper. Il fit faire une enquête, et cette enquête lui ayant appris que chaque tribu idolâtre avait ses dieux particuliers, il voulut mettre un terme à cette anarchie divine. A cet effet, il rendit une ordonnance et dressa le rôle exact des dieux officiels qu’il était permis d’adorer à l’exclusion de tous les autres. C’était le premier pas, mais ce n’était pas assez; il s’agissait d’amener par degrés les idolâtres dans le giron de l’église orthodoxe. Il est des fossés