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et de podestats qui se mangent les uns les autres. Ils devraient n’avoir d’autre occupation que de faire des actions vertueuses, punir le vice et protéger les arts. Ils agissent tout au rebours... Dieu devrait les supprimer. Il est vrai qu’alors on tomberait dans les mains de la populace, la bête la plus immonde qui ait jamais rampé sur le sol. As-tu remarqué qu’un homme sorti de rien soit devenu un bon artiste? — Je n’y avais pas songé. — Si ma famille n’était pas issue des comtes de Canossa, je ne serais pas ce que je suis, et je voudrais qu’il fût interdit, sous peine de mort, à ces parvenus d’oser jamais placer leur doigt sur un ciseau ou un crayon. Crois-moi ! le monde est horrible. Je me perds dans l’amertume de mes pensées, quand je viens à l’envisager... Le jour baisse; on n’y voit plus clair. Allons nous promener au bord de l’eau, et nous passerons ensuite la soirée à lire Dante. »

Une scène plus belle encore est celle qui se passe à Rome, au palais des Borgia, dans la chambre de dona Maria Henriquez, veuve de Jean Borgia, duc de Gandia. Alexandre VI est mort; son successeur. Pie III, qui n’a régné qu’une vingtaine de jours, a été remplacé par Jules IL César Borgia, précipité dans l’abîme à l’heure où il croit toucher le faîte, vient d’être arrêté à Naples par le vice-roi Gonzalve de Cordoue et envoyé prisonnier en Espagne. Cette nouvelle est apportée à la veuve du duc de Gandia par un moine dominicain. dona Maria Henriquez a auprès d’elle sa fille dona Isabelle Borgia. Quelle impression produit sur ces deux femmes la nouvelle apportée par le moine? La duchesse est une femme droite, honnête, loyale; la jeune fille est pure et charmante. Qu’ont-elles dit le jour où le meurtrier du duc Jean de Gandia, l’odieux fratricide César, a reçu enfin son châtiment? Pour le savoir, il faudrait feuilleter bien des chroniques disparues, et ce qu’on y trouverait le plus souvent, ce serait un trait rapide, une indication fugitive. Si peu que ce soit, M. de Gobineau s’en empare, et, reconstruisant toute une scène d’intérieur, il découvre certains côtés inconnus de ce monde horrible, comme l’appelle Michel-Ange. La duchesse de Gandia représente ici la stupeur de l’âme en face des monstruosités morales ; elle veut bien prier pour le criminel, mais surtout elle voudrait comprendre la signification de ces aventures effroyables dans lesquelles le sort l’a plongée. « Hélas ! mon père, je vous le demande. Avant d’être dans le cloître, vous avez connu la vie. Ce n’est pas un sang vulgaire qui coule dans vos veines. Je vous le demande, qu’est-ce qu’une famille comme la nôtre fait sur la terre? Elle la souille! elle est sortie du crime, elle a été portée par le crime, roulée dans le crime, et la voilà renversée I Où sont nos prospérités insolentes? Tout est décombres. Plus de fanfares, plus de triomphes, plus de blasphèmes. Nous sommes devenus le spectacle des multitudes; est-ce que notre exemple est un sujet d’édification? »

Quant à dona Isabelle, l’idée de ces forfaits lui a inspiré un détachement absolu dont l’expression est vraiment originale. L’horreur