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répulsion afin de ne pas être souillé par elles; aussi notre dégoût pour les sels de magnésium est-il purement gustatif, tandis que pour les produits excrétés cet instinct est provoqué à la fois par la vue, le toucher et l’odorat.

Le dégoût est donc, en dernière analyse, un sentiment instinctif de protection, variable selon les espèces, variable aussi selon l’alimentation, les habitudes et l’éducation des individus. Mais sous cette apparente diversité, il y a une loi générale qui est la finalité, et ce n’est pas par hasard que nos dégoûts vont s’adresser à tel ou tel être, à telle ou telle substance. C’est la conséquence de l’hérédité qui a appris à nos ancêtres que ces animaux et ces substances devaient être dangereux pour nous. Aussi l’instinct ne peut-il juger que de la forme et de l’apparence; il ne va pas au fond des choses, et ne sépare pas les objets nuisibles des objets qui ont l’air d’être nuisibles.

L’association des idées fait que, pour provoquer le goût ou le dégoût, il suffit d’un souvenir qui paraît même très éloigné. Quand on nous parle d’un crapaud, nous pensons à un crapaud, et nous avons du dégoût; mais tout en parlant du crapaud on peut le considérer à un point de vue spécial, par exemple au point de vue de son utilité, de son emploi dans l’agriculture, de ses mœurs, de sa constitution physiologique, alors notre idée changera, et le dégoût ira en s’effaçant. En poésie, en peinture, en sculpture, l’art consiste à effacer les images repoussantes par des images plaisantes, à donner à un tableau un sens précis, une idée dominante. De fait, pour que l’idée dominante ne soit pas du dégoût, il n’est pas nécessaire que tout objet repoussant soit écarté du tableau ; il suffit de le bien encadrer, de l’entourer d’objets dont l’ensemble provoque une sensation plaisante. Cet art est profondément mystérieux, et ses lois sont et resteront probablement inconnues, étant senties plutôt que définies par les grands artistes. Mais dans tous les cas il faut que l’impression dernière, résultant de la vue de l’ensemble, soit une perception agréable, et, s’il n’en est pas ainsi, le peintre ou le poète sont indignes de leur art, et ne connaissent pas les lois de la pensée humaine.


CHARLES RICHET.