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mortes en peinture, une assiette de fruits, un chaudron, un verre de vin, ont souvent été reproduits par des peintres même illustres comme unique sujet de tableau. Ces représentations assez peu importantes, selon nous, et en général dépourvues d’intérêt, doivent la plupart de leurs qualités à l’exactitude avec laquelle les détails sont rendus, sans cependant que la réalité soit copiée si aveuglément que le tableau soit devenu un trompe-l’œil. C’est que, par une foule de nuances imperceptibles, le peintre a pu donner un certain caractère aux objets qu’il a représentés, et jamais la plate réalité de choses aussi banales qu’une assiette, un chaudron et un verre ne nous pourra offrir ces caractères : il arrive donc ceci, que, même pour la représentation des objets inertes n’éveillant en apparence aucune idée en nous, le peintre peut leur prêter certaines qualités qui finissent par faire naître des idées agréables. Ainsi souvent Rembrandt s’est plu à représenter des personnes laides. Nul doute que dans la vie ordinaire la figure de ses modèles n’eût passé inaperçue; nous aurions vécu à côté de ces gens-là sans daigner les remarquer, et cependant, quand cette vulgaire et lourde figure a été reproduite par Rembrandt, quel merveilleux portrait! comme on sent l’intelligence et la pensée! quelle intensité de vie dans le regard, dans chacun des traits! Il semble qu’il y ait dans les choses qui nous entourent des vertus cachées, et qu’elles ne puissent développer des idées en nous qu’après qu’un grand artiste les a traduites en un langage plus clair et plus facile à comprendre.

Parlerai-je du dégoût moral, qui, sans s’adresser aux choses mêmes ou aux idées qu’elles représentent, s’applique aux actions et à la conduite de certains hommes? L’assimilation que le langage a établie est certainement justifiée, parce qu’elle existe dans toutes les langues; mais on serait assez embarrassé de dire en quoi elle consiste. Prenons deux exemples empruntés à des romans du siècle dernier, Clarisse Harlowe et Manon Lescaut. Lovelace et Desgrieux sont deux personnages également vicieux, également criminels; peut-être même Lovelace a-t-il plus de cynisme, d’impudence que l’infortuné chevalier. Cependant il n’excite pas le dégoût et la répugnance que Desgrieux inspire. Pourquoi cette anomalie? Ne serait-on pas tenté de croire qu’il y a pour certaines actions plates, basses, cupides, plus d’aversion que pour d’autres actions criminelles, sanglantes et perfides? Mais on est réduit là-dessus à des hypothèses, et il faut se contenter de remarquer que souvent on ne peut expliquer la répugnance que certaines personnes nous inspirent. Il y a là des associations d’idées, extrêmement complexes, que l’analyse sera probablement longtemps à démêler.