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de la quinine lui paraîtra toujours amère, et, quelque utile que lui soit cet alcaloïde, le goût ne fera pas d’exception en sa faveur. C’est que l’instinct n’est pas la science. Il est aveugle, irréfléchi, ne considérant les choses qu’en gros et d’une manière générale. Il n’établit pas de distinction subtile entre les doses, et ne dit pas, comme la science doit le dire, qu’une dose modérée de quinine est médicatrice, tandis qu’une dose plus forte est toxique. Il semble que la nature n’ait considéré que le fait essentiel, à savoir que tout alcaloïde est un poison, et qu’il faut empêcher ce poison de paraître agréable. C’est là l’utilité du sens du goût, on ne peut lui demander d’apprécier l’opportunité ou la dose de telle ou telle substance, ordinairement toxique, mais qui devient salutaire dans des conditions spéciales. Aussi, loin d’être choqués de cette apparente inconséquence de la nature qui nous donne de la répulsion pour un médicament utile, devons-nous plutôt reconnaître sa prévoyance, puisqu’elle nous inspire du dégoût pour un poison, lequel n’est médicamenteux qu’à faible dose et dans des circonstances particulières.

Je sais bien qu’il y a des exceptions nombreuses à cette loi générale. Par exemple, les champignons vénéneux sont souvent impossibles à distinguer des champignons alimentaires, et nul dégoût particulier ne nous met en éveil pour nous prémunir contre le danger. De même, l’acide cyanhydrique, le poison peut-être le plus actif de tous, se forme quelquefois dans les végétaux, tels que le laurier-cerise, les amandes amères de l’abricot et de la pêche, etc. Or l’odeur n’en est pas franchement désagréable : elle est plutôt parfumée et analogue à celle du kirsch. A la vérité, l’acide cyanhydrique existe dans le règne végétal en si petite quantité que l’on ne pourrait s’empoisonner avec une seule plante; il en faudrait des quantités considérables. C’est pour cela peut-être que nous n’avons pas de dégoût pour l’acide cyanhydrique, qui est trop dilué à l’état naturel pour être un véritable poison. Un instinct ne pouvait prévoir que, par la distillation d’un grand nombre de plantes, on parviendrait à en extraire un poison actif.

Les substances alimentaires sont précisément l’inverse des subtances toxiques, et pour celles-là notre goût est très vif. Le sucre, les parfums des fruits, flattent agréablement nos sens : il ne saurait en être autrement. Pourrait-on comprendre qu’il y eût chez nous de l’aversion pour les substances qui doivent nous nourrir ? Le fait est trop naturel pour qu’il soit même besoin de le remarquer, tandis que la proposition inverse, c’est-à-dire le dégoût pour les substances toxiques, avait besoin d’être étudiée de près, n’ayant encore jamais fait l’objet d’une recherche même superficielle.