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Remarquons d’abord qu’à un examen superficiel toute détermination de ce genre pourrait paraître impossible. Ne voit-on pas entre les divers individus des différences telles que tout classement doit sembler factice? Un proverbe banal dit que tous les goûts sont dans la nature, et qu’il ne faut pas discuter le goût d’autrui. Quelques personnes éprouvent pour certaines substances regardées comme alimentaires par presque tout le monde un dégoût insurmontable. D’autre part, ne voit-on pas chez quelques individus des objets dégoûtans n’éveiller aucune sensation pénible? On sait que Laplace mangeait des araignées et qu’un roi de France se trouvait mal en sentant l’odeur des fraises. Une jeune femme, d’une intelligence remarquable, m’a dit souvent avoir mangé des vers à soie sans répulsion. N’est-ce pas le contraire de ce que le goût unanime a accepté? Avec les races et les climats, les goûts se transforment comme les mœurs. Les sauvages se nourrissent d’alimens qui nous répugneraient, et ils auraient peut-être beaucoup de répulsion pour les plats divers qui composent notre nourriture. Un voyageur raconte quelque part qu’étant en Chine, il vit des indigènes se repaître avec délices de poissons pourris enfouis sous terre depuis plusieurs semaines, et que, ce festin lui paraissant odieux, il se mit en mesure de manger un canard qu’il venait de tuer, et qu’il avait fait rôtir. Aussitôt les Chinois interrompirent leur repas de poissons pourris, et, à la vue de ce canard rôti qu’on osait manger, témoignèrent énergiquement leur répulsion. Quelques-uns d’entre eux eurent même des nausées de dégoût. Entre tous les auteurs qui ont traité ce sujet, Montaigne s’étend avec complaisance sur ces contradictions et ces bizarreries des sociétés humaines. « Il est des peuples, dit-il, où, quand le roi crache, la plus favorite des dames de la cour tend la main. Il en est où on fait cuire le corps du trépassé, et puis piler jusqu’à ce qu’il se forme comme en bouillie, laquelle ils mêlent à leur vin et la boivent. Où l’on mange toutes sortes d’herbes sans autre discrétion que de refuser celles qui semblent avoir mauvaise senteur. Où l’on ne coupe en toute la vie ni poils, ni ongles, ailleurs où l’on ne coupe que les ongles de la droite, celles de la gauche se nourrissent par gentillesse. Ici on vit de chair humaine, là c’est office de piété de tuer son père en certain âge. » Selon l’âge, selon l’état de santé ou de maladie, selon les dispositions morales, les goûts varient à l’infini, de sorte que l’on pourrait regarder toute classification comme arbitraire et nécessairement entachée d’erreur.

Certes il en serait ainsi, si on avait la prétention chimérique de donner aux sciences naturelles la même rigueur inflexible qu’aux sciences mathématiques ; mais pour la connaissance des lois de la