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quel serait-il ? Si souvent on les avait menacés de les mettre à mort, qu’ils s’y attendaient et se préparaient à faire bonne figure devant les assassins. La journée cependant ne fut plus troublée ; nul ordre nouveau, nulle visite nouvelle ne vint activer les angoisses de tout le personnel, décidé à sauver les détenus et ne sachant pas encore s’il y parviendrait. Les événemens extérieurs, qui devaient avoir une influence décisive sur le sort de la Santé, étaient ignorés par ceux-là même auxquels il importait tant de les connaître. Personne dans la prison ne se doutait alors que deux points stratégiques d’où pouvait dépendre le salut étaient déjà au pouvoir de notre armée. L’aile gauche avait hardiment poussé sa marche en avant sous les ordres du général de Cissey ; à cinq heures du soir, elle enlève la gare Montparnasse, d’où elle pourra se diriger vers le Panthéon ; un peu plus tard, elle chasse les fédérés de la route d’Orléans et prend l’énorme barricade appuyée à l’église Saint-Pierre, ce qui lui ouvre le chemin de la Butte-aux-Cailles, que le fédéré Wrobleski arme d’une formidable artillerie. Si cette dernière position n’avait été défendue avec fureur par les fédérés, qui un moment ressaisirent l’offensive, toute la rive gauche eût appartenu à l’armée dans la journée du 23.

À la Santé, le directeur et les greffiers croyaient fermement en être quittes avec les tentatives de massacre : ils avaient tort ; la dernière et la plus énergique allait se produire à onze heures du soir. Le chef de la 13e légion, Serizier, accompagné de Millière, et d’un inconnu vêtu en officier d’artillerie, entra au greffe et demanda si les otages étaient exécutés. Caullet, simplement et avec une grande fermeté, répondit : — Non. — Serizier se mit en colère. Caullet lui dit : — Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous. — Serizier était un homme d’une violence extraordinaire. Ce corroyeur, fort capable d’une bonne action, comme nous l’avons constaté lors de l’arrestation du général Chanzy, avait des momens où « il voyait rouge ; » sa brutalité naturelle, surexcitée par l’abus de l’alcool, en faisait alors un homme très dangereux. Il s’empara du livre d’écrou, le feuilleta au hasard comme un furieux en criant : — Combien y a-t-il d’otages ici ? — On ne lui répondit pas ; en réalité, il y en avait 147. Il vociférait : — Il faut les tuer tous et les employés aussi, ce sont des Versaillais. — L’officier d’artillerie lui disait en souriant : — Fais-les descendre, et tu verras comme je sais travailler. — Serizier se mit alors à écrire une liste de noms divisés en trois catégories : gendarmes, curés, agens secrets, à fusiller. Millière, debout, regardait Serizier s’agiter et ne disait rien. Qu’aurait-il pu dire ? qu’est-ce que ce lettré faisait avec cette brute ? Les implacables nécessités des insurrections les avaient réunis côte à côte dans la même œuvre impitoyablement bête, et si à