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des vétérans sous les armes, les soldats ne perdaient pas, malgré leur air distrait, un détail des incidens du voyage, ni une seule des ondulations de la plaine, qu’ils auraient été capables de reconnaître au bout de dix ans. Ils ne perdaient pas non plus, on peut le croire, une occasion de cueillir habilement au passage quelque tige sèche de cactus ou de fenouil et d’en former de gros fagots. Aussi à peine avait-on mis pied à terre que l’eau était chaude et que le mate circulait. Ces volumineux tas de combustibles, sous lesquels disparaissaient les chevaux, gâtaient un peu l’effet de notre martiale ordonnance. La tenue militaire en souffrait, mais non pas l’effet pittoresque. Il fallait les voir, ces soldats péniblement juchés sur un amoncellement d’objets hétéroclites, car il n’y avait pas de fourgons pour faire le déménagement définitif de l’ancienne frontière à la nouvelle, et chacun portait ses pénates sur son recado. Dans leurs physionomies étonnamment variées, sous une patine de poussière et de hâle qu’adoucissaient les contrastes, on reconnaissait les teintes et les profils de toutes les races du globe, depuis les Irlandais jusqu’aux Cafres, et des Cafres aux Patagons.

L’armée argentine est aussi mal recrutée que possible. Une bonne moitié des soldats qui la composent est formée par des destinados, des gens qui ont embrassé le métier des armes à la suite d’une condamnation judiciaire. Quand un gaucho, selon l’euphémisme consacré, « n’a pu retenir sa main, » et qu’il « lui est arrivé un malheur, » c’est-à-dire qu’il a tué un homme, la loi lui dit sans colère : Puisque tu as le goût du sang, verse-le du moins pour la gloire de la patrie, et elle l’envoie au régiment au lieu de l’envoyer aux galères. Qu’on ne croie pas pourtant que parmi ces destinados il n’y a que des chenapans. Ce serait attribuer aux autorités argentines, surtout aux autorités subalternes, des scrupules de légalité qui commencent à leur venir grâce à la diffusion des lumières, mais qui ont été longtemps leur moindre souci. J’ai eu un ordonnance brave, dévoué, infatigable, un type de bon soldat et d’honnête homme. Il s’appelait Lino Lianes. « Lino, lui dis-je un jour au moment où il venait de me présenter le mate et se tenait debout devant moi avec sa bonne laideur cordiale, son œil vairon, sa face d’un jaune terreux trouée comme une écumoire, ses jambes torses dans de grandes bottes décousues et son uniforme en haillons, mais d’une minutieuse propreté, — Lino, à propos de quoi t’es-tu fait soldat ? — J’ai été destinado, répondit-il sans sourciller, — et comme je lui marquais ma surprise : — Oh ! c’est tout simple, ajouta-t-il. J’étais dans mon rancho, près de Corrientes, bien tranquille avec ma femme, quand une escouade de police vint me prendre pour m’enrôler. Le gouverneur voulait faire une révolution et levait la