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Le pays que nous traversions était fertile et plat, à peine coupé çà et là par des collines de sable couvertes de végétation, mais réjoui vers le sud par les cimes bleuâtres d’une petite chaîne granitique, la sierra de Curumalan. Nous y trouvions à chaque pas les traces des innombrables séjours des Indiens, les vestiges de leurs foyers, les ossemens des chevaux et des bœufs qu’ils avaient dévorés à moitié crus. Leurs haltes favorites au retour d’une expédition, les emplacemens où ils s’arrêtaient quelques jours pour reposer leurs bêtes, partager le butin, et se livrer, après un coup de main heureux, à la joie du succès et aux délices de l’ivrognerie, étaient d’ailleurs reconnaissables de loin par l’aspect des plantes qui y poussaient. C’étaient les riches graminées de l’intérieur, dont les semences, apportées dans l’estomac même des bœufs, s’étaient développées à souhait sur ce sol bas et humide, fumé par les troupeaux volés. Les pâturages de la pampa vierge sont en général durs et amers. Il faut du temps à l’animal pour s’y faire ; ils ne l’engraissent point, bien qu’ils lui donnent beaucoup de vigueur une fois que la période d’acclimatation est franchie. Si ces campagnes ne deviennent qu’au bout de deux ou trois ans précieuses pour l’éleveur, la grâce et le charme de la flore qui les peuple n’y perdent rien aux yeux du simple voyageur, plus riche d’imagination que de bêtes à cornes. L’héliotrope sauvage les embaume, et les verveines à fleurs rouges recouvrent des lieues entières d’un délicat tapis écarlate. Dans les bas-fonds, les géraniums entrelacent et recourbent leurs longues feuilles filiformes, surmontées d’un panache soyeux et armées sur les bords d’une petite scie très aiguisée qui leur a valu le nom de coupantes (cortaderas). Que de fois leurs touffes épaisses m’ont servi de couche, et combien d’autres services ne m’ont-ils pas rendus ! Ils indiquent au voyageur altéré que l’eau souterraine est à une faible profondeur. Sur les dunes abondent diverses variétés de cactus nains dont les pousses ligneuses, annuelles, émergeant d’une collerette verte, sont, avec les tiges sèches du fenouil et de la carotte sauvage, le plus précieux combustible du désert. Le gaucho, frappé de leur élégance et de leurs épines, les appelle des « femelles de chardons. » Enfin les pois de senteur, avides de grimper et ne pouvant s’accrocher à rien, rampent dans les hautes herbes, les escaladent de leur mieux, et les font ployer sous le poids de leurs fleurs. Je ne suis jamais revenu de mes expéditions sans rapporter des pieds de toutes ces jolies plantes rustiques pour les mettre dans mon jardin. Elles s’y sont civilisées et gâtées, y ont pris un air maniéré. C’est pourtant le seul herbier que je comprenne.

La faune ne le cède point à la flore en abondance et en variété.