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l’occupaient. Carhué était considéré par ces derniers comme un lieu sacré et comme la clé du désert. Le vieux cacique Calfucurá, le Nestor de la pampa, avait au moment de sa mort fait jurer à son fils Namuncurá que jamais les chrétiens ne s’établiraient à Carhué tant qu’il resterait un homme valide dans la tribu. Il était probable que c’était là que se concentrerait tout l’effort de la résistance. Nous formions par conséquent l’aile droite des corps qui avaient chance d’être engagés. La division sud, sous la direction immédiate du ministre de la guerre, en formait le centre, et la division côte sud l’aile gauche. Notre objectif était le lac de Guamini, sur lequel s’appuyait la gauche des Indiens. Il était important de combiner nos mouvemens avec ceux des deux autres divisions, et ce n’était pas chose aisée. Il s’agissait d’établir la concordance entre les haltes et les marches des trois corps dans un pays dont la topographie était peu connue, et de les faire parvenir en même temps à des points dont la distance était fort incertaine. On avait imaginé plusieurs expédiens à cet effet, arrangé notamment, au moyen de fusées diversement colorées, un système de signaux nocturnes qui devait, même à de grandes distances, donner de bons résultats dans ces plaines indéfinies, et les donna en réalité aux deux autres divisions. Un incident désagréable enleva à la division ouest ce souci. Elle dut partir en avant-garde et agir seule.

Au moment où nous attendions l’arme au pied près du petit lac de San-Carlos, au moment où, au sud, s’achevaient les derniers préparatifs, les Indiens tentèrent un grand coup. Ils savaient par les journaux, car ils les lisent, les projets du gouvernement argentin. Ils crurent pouvoir les déjouer en les devançant. Tous les cavaliers du désert firent irruption sur la frontière sud, la franchirent et se mirent à ravager le pays ; il fallut leur donner la chasse. Ils furent atteints et battus. Il est même digne de remarque qu’ils furent plus battus qu’à l’ordinaire, car ils ne se dispersèrent point à l’arrivée des corps de ligne ; ils déployèrent quelques tirailleurs qui tiraient fort mal et présentèrent une sorte de bataille rangée. Était-ce la présence des Indiens récemment soulevés de Catriel, familiarisés avec le spectacle des grandes manœuvres et pourvus de quelques armes à feu, qui leur donnait cette audace ? s’étaient-ils liés par quelque, héroïque serment pour cette lutte décisive ? ou faut-il admettre l’explication plus prosaïque d’officiers qui les avaient vus de près, en ayant sabré plusieurs, et qui pensaient qu’ils étaient parfaitement ivres ? toujours est-il qu’ils fournirent à l’infanterie du colonel Levalle l’occasion de les aborder à la baïonnette et au commandant Maldonado, chef de la frontière côte sud, l’ineffable satisfaction de les charger en personne à la tête du 1er de cavalerie, son régiment, et le plus impétueux de la république.