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défense ordinaire de la frontière. Dans leur marche en avant, bien des privations les attendaient sans doute ; mais, au milieu des privations les plus dures, le soldat argentin est dans son élément. Il est habitué dès l’enfance à manquer de tout, excepté de chevaux. Le recado qui lui sert de selle, grâce aux pièces variées qui le composent, devient au besoin mieux qu’un lit, presque une maison, une carapace imperméable et saine comme celle de la tortue. Avec son recado, le paysan argentin est chez lui où la nuit le prend, quelque temps qu’il fasse. Cette installation en plein champ lui paraît si confortable qu’il étouffe dans des maisons. Sa misérable chaumière, sans porte et ouverte à tout vent, est encore trop renfermée pour lui ; il s’y croit en cage. On le voit, par des nuits inclémentes, l’abandonner pour aller dormir dehors, sous le givre et les étoiles, par goût, par sauvage instinct d’espace et de liberté.

Il n’est pas plus gênant pour sa nourriture que pour son gîte. Son régime ordinaire est la viande rôtie, sans pain, sans riz, sans légumes. En voyage, il amène ses vivres sur pied et les chasse devant lui. Naturellement il apporte dans la vie militaire la même insouciance de tout bien-être qui le distingue comme simple paysan. Le service des approvisionnemens et des équipages est étonnamment simplifié avec ces rudes hommes primitifs. Leur estomac est du reste large, mais complaisant comme celui des carnivores. Ils sont de force à digérer un mouton entier et capables de se passer tout un jour de nourriture, non-seulement sans se plaindre, — jamais ils ne se plaignent, — mais sans s’en apercevoir. Beaucoup plus que des alimens, ils font cas de ce qu’ils appellent, dans leur langue incorrecte et pittoresque, los vicios de entretenimiento, les vices pour se distraire. Ils entendent par là le mate et le tabac. Pouvoir fumer, pouvoir aspirer à la ronde autour du feu de bivouac, dans une courge naïvement sculptée où plonge un petit tube de métal, l’infusion brûlante de la yerba mate, c’est là pour eux une plus grave affaire que de dîner ; Il n’y a pas dans de pareils vices de quoi donner beaucoup de soucis à une intendance, et on pouvait avec ces élémens réaliser une expédition à bon marché.

Ces troupes étaient commandées par de jeunes chefs, dont l’ardeur répondait à celle du ministre, qui ne se tenaient pas d’aise à la pensée de voir la guerre lourde et insipide qu’ils faisaient aux Indiens dans leurs anciens cantonnemens changer d’allure et prendre un tour plus vif. Un peu de politique ne manquait pas de venir échauffer cette satisfaction toute militaire. Alsinistes dévoués, ils sentaient bien que c’était une partie politique qui allait se jouer au fond de la pampa. Ils voulaient la jouer vite, et, coûte que coûte, étaient résolus à la jouer bien.

Restait enfin le dernier motif d’incertitude, les amers résultats