Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/384

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et puis Palma en mourra, et je serai son dieu. — La beauté, la jeunesse, la renommée même de Signa ont pour cette créature une sorte d’attrait piquant comme celui qu’un jeune ascète de la Judée aurait pu inspirer autrefois à une païenne repue de voluptés. Bruno, qui vient chercher son enfant prodigue à Rome pendant le carnaval, l’apercevra un soir à la lueur palpitante des moccoli, couché aux pieds de cette sirène qui a éteint chez lui pour toujours le feu sacré de l’art. Il faut qu’il l’arrache à cet infâme esclavage ; il le faut à tout prix. L’auteur place ici entre Bruno et Istriel, entre le père selon la nature et le père d’adoption, entre celui qui a engendré le corps et celui qui a formé, ennobli l’âme de son héros, une scène qui nous paraît quelque peu renouvelée du Fils naturel. — Allez ! dit le fier paysan au séducteur de Pippa, allez, vous n’avez pas de part avec moi ! Il ne vous appartient ni de le secourir ni de le venger. Si je n’étais survenu par hasard, vous le laissiez noyer comme le premier agneau venu emporté par l’inondation. Je l’ai recueilli, il est à moi ! mes mains ont travaillé pour lui, mon toit l’a abrité, mon pain l’a nourri. Et vous ! vous n’y pensiez pas, vous pensiez à vos succès et à vos maîtresses, il ne vous est rien, il est à moi ! Entends-tu ? .. Va-t-en !

Un triste personnage que cet Istriel, et que l’auteur a encore avili en faisant de lui l’amant de Gemma. On ne peut se figurer combien cette rivalité entre le père et le fils, qui ne se connaissent pas du reste, est choquante. Il y a là un défaut de délicatesse qu’on regrette souvent de rencontrer chez Ouida : elle aborde avec une insouciance surprenante les situations les plus brutales. Peut-être y avait-il moyen, en poussant celle-ci jusqu’à ses dernières conséquences, d’en tirer quelque grande leçon ; mais non, Ouida ne fait qu’effleurer le point scabreux ; l’éviter tout à fait eût été plus sage. Après avoir débuté comme une fraîche idylle, ce roman finit comme un gros mélodrame. Bruno, qui a donné la terre arrosée de ses sueurs pour faire de son fils chéri un grand homme, donnera sa vie et son salut éternel pour essayer de le délivrer des filets de Dalila. Il assassinera la courtisane qui l’a volé à sa tendresse et à la gloire, il la frappera sur le lit ou elle repose dans une dernière scène dont les voluptueux détails rappellent la scène du meurtre de l’Affaire Clemenceau. Mais le couteau est intervenu trop tard ; il n’appartient plus à personne de délivrer Signa, la mort s’est chargée de cette œuvre ; du moins l’enfant de génie tué par les trahisons de Gemma est-il vengé. Nous suivrons Bruno jusque sur l’échafaud, nous l’entendrons dire, quand le prêtre lui demandera une dernière prière dans l’intérêt de son âme ; — Que mon âme brûle et que Dieu ait pitié de celle du petit !