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don Juan Delmas avait compris le métier à la façon des grands travailleurs du XVIe siècle, les Alde, les Estienne, Il était fou d’antiquités, ami de tous les arts, très curieux surtout des choses de son pays, sur lequel il avait réuni des documens fort précieux qu’il se proposait de mettre en œuvre. Il avait même publié déjà un Guide pittoresque de la Vizcaye, livre intéressant et fort bien écrit. Après trente ans de persévérance et d’efforts, sa fortune faite, il allait se retirer des affaires quand la guerre civile était venue renverser l’édifice laborieusement élevé de toute sa vie. Dès le premier jour, il m’avait témoigné une confiance dont je ne saurais lui être trop reconnaissant, et comme je l’interrogeais : « C’est une douloureuse histoire que vous me demandez là, dit-il, hésitant à s’engager sur la pente de ses souvenirs. J’ai dans ma jeunesse vécu à Paris ; je suivais les cours de la Sorbonne, précisément avec Valdespina, un peu plus âgé que moi ; nous étions tous deux des auditeurs assidus de M. Villemain ; en même temps j’étudiais dans les ateliers de vos peintres les plus connus. Plus tard je voyageai beaucoup pour mes affaires, je visitai la plus grande partie de l’Europe, mais, toujours fidèle aux beaux-arts et à l’amour du sol natal ; je pus réunir ainsi, dans les Flandres principalement, outre une collection complète d’œuvres des maîtres de l’école espagnole, une foule de livres et d’objets intéressant l’histoire de l’Espagne ou du pays basque. Avec cela, mon commerce prospérait, l’âge et la fortune m’étaient venus à la fois ; je résolus de me faire construire un château ; est-ce bien pour moi qu’il faut dire ? Moi-même j’en dessinai le plan ; toutes mes collections y trouvaient place dans des salles aménagées, ornées, ajourées tout exprès. Ici les bijoux et les médailles, plus loin les aquarelles et les dessins ; ailleurs encore les tableaux. Bien des musées eussent fait triste figure à côté du mien ; mais ma bibliothèque était mon plus beau joyau ; pensez donc : 6,000 volumes, tous rares et longuement cherchés ; là-dessus 142 incunables ; les Décrétates de Venise, avec la date de 1477, sorties des presses de Jenson ; les 53 chroniques d’Espagne, imprimées en lettres gothiques à deux couleurs par Juan del Cano, à Médina del Campo, sur l’ordre de la grande Isabelle ; le Très heureux voyage du roi Philippe II dans les terres basses d’Allemagne, par le père Estrella ; le récit de l’expédition d’El Cano, par un de ses compagnons, volume écrit en espagnol et imprimé à La Rochelle en 1507. Combien d’autres encore ! Puis un grand nombre de manuscrits inédits : le Livre de Lope Garcia de Salazar, la Chronique de la maison de Vizcaye, par Padilla, une Chronique du Guipuzcoa, par le bachelier Zaldivia… Mon rêve était de me retirer définitivement du commerce, d’aller jouir en paix de mes trésors ; je m’étais promis de publier plus de trente