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demande comment les Athéniens pourraient recouvrer leur ancienne vertu, et Socrate lui répond : « Il n’y a point ici de mystère, il faut qu’ils reprennent les mœurs de leurs ancêtres…, sinon qu’ils imitent du moins les peuples qui commandent aujourd’hui. » Montesquieu ne tient pas un autre langage. Ainsi les conseils des plus sages penseurs, aussi bien que l’exemple des sciences les mieux constituées, tout éloigne des spéculations théoriques et ramène à l’observation directe des faits, seule capable de conduire à des résultats précis et de faire accepter des conclusions rigoureuses. Mais en matière sociale le champ est vaste ; on s’y égare infailliblement quand on s’y engage sans guide. A quel guide donner confiance ? quelle méthode choisir ?

Il faut récuser tout d’abord, malgré le crédit qu’elle usurpe, celle qui chercherait volontiers dans la constitution anatomique des tissus ou dans l’évolution embryogénique des organes la cause des aptitudes morales de l’homme et même le secret des lois de la société. On ne peut que regretter tout ce que dépensent inutilement de force et de talent les ingénieux philosophes qui ont placé sur une base expérimentale aussi contestable les principes de la sociologie. On comprend du reste leur erreur : plusieurs estiment que « pour appliquer avec fruit à la science sociale les habitudes d’esprit produites par l’étude de toutes les autres sciences, il suffit de se rendre maître des idées capitales fournies par chacune d’elles[1]. » En voyant comment quelques-uns d’entre eux manient les procédés scientifiques, on serait tenté de croire qu’ils se contentent à peu de frais, comme Figaro, qui s’était aussi rendu maître des « idées capitales » de la politique et de l’anglais. Qui donc concevrait jamais la pensée qu’en isolant les ganglions de la fourmi ou en portant sous le microscope les cellules nerveuses de l’abeille, on saisira, dans leurs causes et dans leurs détails, les mœurs des fourmilières ou des ruches ? Et qui pourrait prétendre substituer à cet égard les travaux de cabinet aux observations directes si merveilleusement fécondes quand elles sont dirigées par. la sagacité d’un Réaumur ou d’un Huber ? Il serait à coup sûr encore plus étrange d’espérer atteindre, par la dissection anatomique du cadavre ou même par l’analyse psychologique de l’individu, les lois propres aux sociétés humaines, lois bien autrement délicates et complexes, puisque la fixité de l’instinct a fait place ici au libre jeu de la volonté.

Il ne suffirait pas davantage de recourir à la seule statistique. Dans les unités abstraites et derrière les totaux sans nom, retrouverait-on l’homme réel qui vit, qui aime, qui souffre ? Et ce froid attirail ne déroberait-il pas souvent à l’observateur ce qu’il lui

  1. Herbert Spencer, Introduction à la science sociale, p. 340.