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des enquêtes officielles[1], on peut s’en référer au fait dont l’évidence nous domine, et que proclament avec unanimité les moralistes et les économistes les plus différens par leur situation personnelle, l’auteur de l’Ouvrière comme l’auteur du Sublime, les plus opposés par leurs conclusions dernières, M. Le Play comme M. Karl Marx. Jadis les populations ouvrières, simples dans leurs désirs, frugales dans leur vie, se tenaient pour contentes de leur sort. Il en est encore de même dans plusieurs régions de l’Europe, partout où le sol ne leur est pas strictement mesuré, notamment dans ces pays musulmans que nous connaissons si mal. Non-seulement les observations précises des voyageurs constatent ce fait, mais les correspondances quotidiennes des journaux nous en apportent depuis quelques mois de curieux témoignages. Il n’est pas en effet de reporter si frivole qui n’ait été frappé en Orient de deux symptômes évidens du bien-être et de la paix : chacun, même le plus humble, possède son foyer ; personne ; même le plus déshérité, n’est réduit au dénûment. Mais en Occident, malgré l’accroissement de la richesse et les merveilles du progrès, les classes laborieuses s’agitent dans la souffrance et ne font entendre que des cris de haine. Cette souffrance se manifeste, dans les agglomérations manufacturières de la Grande-Bretagne, par une misère qui, d’après les termes officiels, ravale les populations ouvrières jusqu’à la bestialité, et pour laquelle il a fallu inventer un mot nouveau, le paupérisme. Mille fois préférable était le sort de l’esclave antique, le puer, l’enfant de la famille et le commensal du foyer domestique, ou la condition du serf au moyen âge, tranquille possesseur de son humble toit patrimonial. Si nos ateliers français sont à quelques égards moins désorganisés, le mal sévit chez nous sous une autre forme et avec un caractère singulièrement aigu, l’antagonisme social et l’instabilité politique. Quant à la corruption, ceux qui ont pu la voir de près dans les bas-fonds de nos grandes villes savent que les romans les plus montés de ton n’offrent qu’une image encore voilée de la hideuse réalité. En Allemagne enfin, le même malaise ébranle la société entière sur ses vieilles fondations féodales que ruine de toutes parts le socialisme doctrinaire. Il semble que, par l’invention de la machine à feu, la civilisation moderne ait renouvelé l’audacieux larcin de Prométhée, avec ses terribles conséquences :

  1. Parmi les faits les plus caractéristiques relevés dans les anciennes enquêtes, on n’a pas oublié ce marché conclu entre une paroisse de Londres et un fabricant : par vingtaine d’enfans vendus sains de corps et d’esprit, l’usine devait accepter un idiot. Malgré de louables efforts et de réels progrès, la situation des enfans et des femmes est encore bien douloureuse dans ces fabriques, où, suivant l’expression d’un médecin anglais, quiconque y reçoit le jour est souillé du baptême d’infamie.