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de l’Asie ; telle charte ou tel inventaire fournit une preuve évidente de l’harmonie et du bien-être des classes rurales au moyen âge ; tel Livre de raison fait revivre avec les admirables sentimens qui l’inspiraient une humble famille d’autrefois[1].

Ce ne sont là pourtant que les pages trop rares d’un livre déchiré dont les feuillets ne seront jamais tous retrouvés. S’il faut nous, résoudre à ignorer beaucoup du passé, ne pouvons-nous du moins rassembler pour le présent des élémens complets d’information ? Autre chose qu’une vaine curiosité doit y pousser. N’est-ce pas en effet dans ce genre d’études qu’on peut espérer trouver la solution des difficultés qui pèsent le plus douloureusement sur la civilisation moderne ? L’humanité, même sur les rivages privilégiés de la Grèce et de l’Italie, n’est point faite pour l’oisiveté luxueuse d’une vie opulente ou pour les agitations stériles du monde politique. Travailler est sa loi, et plus encore pour les nations que pour les espèces animales, le struggle for life est la règle fatale. Aussi la véritable histoire des sociétés doit-elle se confondre avec celle des transformations que l’institution de la propriété collective ou privée et le régime du travail rural ou manufacturier subissent à travers le temps ou l’espace, sous l’influence des conditions naturelles du sol et des besoins croissans de la population. En outre, les plus séduisantes conquêtes du progrès, la richesse, la culture intellectuelle, la puissance politique, sont de dangereux présens. Les peuples, comme les individus, supportent rarement sans en être enivrés les faveurs de la fortune. Il est trop facile d’en mésuser, et la prospérité, malgré de brillans dehors, est gravement compromise si le progrès moral a été plus lent que le progrès matériel.

L’Occident traverse de nos jours l’une de ces épreuves douloureuses. La houille et la vapeur ont révolutionné le monde. De mémorables inventions, machines à vapeur, chemins de fer, machines-outils, ont bouleversé les coutumes du travail et substitué en partie la grande industrie aux petits ateliers domestiques. S’il en est résulté une puissance de production qui a enfanté des richesses inouïes, il en est sorti également des maux bien plus terribles par leur continuité que les plus cruels ravages exercés jadis par les famines et les autres fléaux temporaires, alors que l’humanité ne disposait ni des ressources du commerce ni des voies de communication. Sans qu’il soit besoin de rappeler les navrans procès-verbaux

  1. M. Geffroy a présenté aux lecteurs de la Revue les Livres de raison, ces précieuses archives du foyer, si heureusement recueillies et déchiffrées par M. Charles de Ribbe (voir le n° du 1er septembre 1873). En continuant à publier ses trouvailles, l’historien charmant de la vie domestique se place désormais à l’un des premiers rangs parmi les plus heureux de nos chercheurs et les plus utiles de nos érudits.