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communauté humaine ayant vraiment vécu, dont le principe de vie ne fût un dogme. Par conséquent, la société issue de la révolution doit avoir sa religion, car il ne se peut pas qu’elle subsiste dans le vide. Cette religion, qui se cache encore, dit le poétique penseur, elle est nécessaire, elle est prévue, elle est attendue, l’humanité la réclame par la voix de tous ceux qui souffrent.

Viens donc, ô dieu nouveau ! tout oracle t’appelle.


Telle est la marche logique des idées de Quinet. Regardez-y attentivement, vous verrez que tout Quinet est là. Ainsi s’expliquent Ahasvérus, Napoléon, Prométhée, et le lumineux article sur la Vie de Jésus du docteur Strauss, et ce grand livre sur la révolution qui a tant scandalisé les révolutionnaires. Dans les erreurs les plus funestes comme dans les pages les plus belles de ce livre, les idées que nous venons de résumer ne le quittent point. Il aurait pu sans doute serrer les difficultés avec plus de vigueur ; s’il avait démêlé la révolution, selon la parole profonde du père Gratry, il aurait vu que le christianisme ne peut détruire la révolution, pas plus que la révolution ne peut détruire le christianisme. N’est-ce pas déjà beaucoup que d’avoir posé le problème ? J’avoue que ce mérite nous touche aujourd’hui plus que jamais. On discute à présent pour savoir si Dieu est intelligent, si Dieu n’est pas une volonté aveugle, si le devoir de l’homme n’est pas de réparer la faute de cette force inconsciente en travaillant au nihilisme. Oh ! que ces insanités byzantines, où se complaît la raison diminuée des nouvelles générations philosophiques, nous font mieux apprécier la grandeur des conceptions de Quinet ! Sainte-Beuve a écrit dans ses notes : « J’appelle Quinet le Vaticinateur. Il a de la fougue et bien des obscurités, mais aussi des éclairs qui percent la nue, comme les oracles. » Ces éclairs, nous venons de les réunir en les rattachant à leur foyer. Sans doute Quinet s’est trompé de voie, il s’est égaré sur les cimes, il n’a pas trouvé la solution vraie ; qu’importe ! il a eu le sentiment des plus hautes questions de notre âge, et nul ne les a posées plus hardiment. Voilà pourquoi, malgré toutes ses erreurs, il est resté un maître.


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.