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de toute passion personnelle ? Pourquoi ces mots injurieux qui reviennent trop souvent sous sa plume ? Pourquoi va-t-il jusqu’à dire : « Je ne renie pas une seule de mes illusions passées, excepté peut-être mon infatuation de Cousin. Là, il faut le confesser, je suis tombé dans le piège, mais pas plus de six mois. Sous le héros, j’ai entrevu de bonne heure l’arlequin. » D’abord, ce n’est pas exact ; l’infatuation, nous le voyons par ses lettres même, a duré cinq ans, et puis arlequin, comédien, tartufe, ne sont-ce pas là des mots qui détonnent dans la bouche de l’harmonieux penseur ? N’est-ce pas lui qui écrivait à sa mère : « Ce que j’ai une fois aimé me demeure sacré à jamais ? » Comment ne se souvient-il pas de tout ce qu’il doit aux magiques paroles de l’initiateur ? S’il est obligé de s’éloigner de Cousin, qu’il s’éloigne, mais sans colère ; le silence, même en des lettres intimes, en dit plus que ces outrages. Je répète ma question : pourquoi s’oublie-t-il à ce point ? Pourquoi ? Ah ! c’est qu’il s’agit pour lui de Minna More, il s’agit de son mariage et de toute sa vie à venir. M. Cousin peut lui donner une chaire ; un autre de ses protecteurs de 1829 et de 1830, M. Guizot, lui a promis (détail singulier) une sous-préfecture en Alsace, et cette espérance a souri au poète comme une occasion de faire le bien ; surtout c’est de là que dépend son mariage. Ni la chaire, ni la sous-préfecture n’arrivent. Cousin, « le héros de Bergame, » l’écarte en le caressant ; Guizot, « le Gascon de Nîmes, » après des ouvertures toutes spontanées, reconduit du ton le plus sec. Les lèvres pincées de celui-ci ne lui sont pas moins odieuses que la voix sonore de celui-là. Voilà des jugemens bien amers. Heureusement les nouvelles amitiés le consolent des anciennes. Michelet est charmant pour lui, Francis de Corcelles surtout, qui lui témoigne l’affection la plus tendre, est la droiture même. En somme, dans toutes ces pages où le ressentiment éclate, l’homme que nous voyons si fort irrité, ce n’est pas le penseur, ce n’est pas le poète, ce n’est pas le candidat à une fonction d’université, c’est le fiancé de Minna, le fiancé impatient qui souffre et se désole.

Enfin le 13 janvier 1835, il écrit de Bade à sa mère, qui habite toujours Charolles : « voilà, ma chère mère, la première lettre que je t’écris sans souffrir, du plus loin qu’il me souvienne. Je suis marié, Minna est là auprès de moi ; nous habitons une charmante maison de Bade ; nous avons autour de nous un des plus beaux pays du monde, mon cœur est paisible et heureux, je travaille avec bonheur ; ne sont-ce pas là autant de mots auxquels je n’étais pas accoutumé ? J’ai maintenant tous les élémens nécessaires pour garder le bien-être et le repos de l’âme[1]… Aussi j’espère bien avancer

  1. Combien de temps a duré cette première période de bonheur ? Une quinzaine d’années. Edgar Quinet a survécu environ vingt-cinq ans à celle dont on retrouve ici la pure image, à celle dont il ne parle jamais dans ses lettres qu’avec vénération. Est-il besoin de faire remarquer au lecteur que ces reliques ont été rassemblées par la main d’une seconde femme ? De la part de la veuve, héritière de tous ces souvenirs, il y a là une délicatesse sur laquelle on se reprocherait d’insister ; il suffit de la signaler discrètement.