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Quand le lecteur eut fini : « Vous êtes une noble créature, lui dit Cousin. Avec ce talent, vous vous devez à vous-même de le répandre et d’y consacrer vos jours. Mon enfant, vous avez une étoile. Il faut vous ruiner pour l’atteindre. Vous avez un talent natif que rien ne donne ; je savais d’avance tout ce que vous alliez me dire. » Les visiteurs joignirent leurs éloges à ceux du maître et se retirèrent. Cousin et Quinet restés seuls, la conversation intime reprit de plus belle, mais ici un résumé ne suffit plus ; il faut entendre Quinet lui-même racontant la scène à sa mère. Il y a dans tout cela un accent de candeur qui ne laisse aucun doute sur l’exactitude du récit : « Enfin nous restâmes seuls. Jamais je n’ai joui d’une pareille éloquence. C’est celle de Pascal et de Byron. Il m’encourageait à rester dans la solitude : — Avec votre nature expansive, le monde, mon bien-aimé, s’emparerait de vous et il vous dévorerait. — Je lui dis que je m’en étais entièrement affranchi, pour échapper à une douloureuse passion. — Ah ! ah ! bienheureux si vous n’y retombez pas. — Après cela est venu l’état général du pays, qui n’attend qu’une révolution philosophique et une convention morale. Il m’a développé tout son avenir tel qu’il l’entendait, et auquel il veut m’associer. C’est une sorte de stoïcien avec le cœur le plus passionné, le plus accessible, mais aussi le plus frêle qui soit sur la terre. Il y a de l’amour et une incroyable vigueur dans toutes ses paroles. »

On ne se lasserait pas de citer ces entretiens d’Edgar Quinet avec Victor Cousin ; entre tant de choses curieuses, le difficile est de choisir et de s’arrêter. Je n’ai rien dit, par exemple, des confidences que le stoïcien lui fit un jour sur les escapades de sa jeunesse. Escapade est bien le mot. Un beau matin, il s’était échappé de la maison paternelle pour se faire soldat. Il n’y eut que les prières de ses parens, et aussi des considérations de religion, qui parvinrent à le ramener. Il regrettait de ne pas avoir tenu bon, persuadé qu’il eût été meilleur soldat que métaphysicien. Edgar Quinet, se rappelant la vie de Descartes, remarque avec raison que ces choses ne se contredisent pas. Ne faut-il pas qu’un homme d’élite dispense son activité intérieure de quelque manière ? On peut choisir la pensée réfléchie ou le métier des armes. Au fond, c’est toujours la vie militante, vivere est militare.

Cependant, à voir son fils entrer si intimement dans l’amitié de Victor Cousin, la mère d’Edgar Quinet commence à s’inquiéter. Elle se défie de cet homme qui attache tant de prix à l’étude de l’Allemagne. Qu’avons-nous à faire de tous ces docteurs, un Kant, un Hegel, un Schelling ? Mme de Staël n’a pas réussi encore à la réconcilier avec ces barbares. Elle a peur que son fils, entraîné par Herder et Cousin, ne s’enfonce dans les ténèbres germaniques. Il