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les esprits forts, le Juif-Errant ! » Pendant dix-huit siècles, Isaac Laquedem s’est contenté de l’immortelle complainte populaire qui le faisait vivre dans la mémoire des hommes ; s’il voulait parler, prendre une plume, raconter sa vie, les bastilles lui faisaient peur ; aujourd’hui qu’il entend chacun de tous côtés proclamer la liberté de la presse, il n’hésite plus. Isaac publie ses Tablettes. Tel est le cadre de l’œuvre. Malheureusement l’exécution ne répond pas à la pensée. Ce journal du Juif-Errant éveille dans l’imagination des promesses de toute sorte, c’est l’histoire entière du monde vue sous un angle tout particulier ; que va dire cet étrange témoin ? On prête l’oreille, et voilà notre homme qui se met à parler proprement, gentiment, comme un écolier s’exerçant à un pastiche de Voltaire. Le pastiche est faible. L’épigraphe même du livre en accuse plus vivement la faiblesse. « Oh ! que celui qui fagoterait habilement un amas de toutes les âneries de l’humaine sapience dirait merveilles ! » Ainsi parle Montaigne en ses Essais ; or, comme le jeune auteur, encore plus mauvais écolier de Montaigne que de Voltaire, n’a pas su fagoter habilement toutes ces âneries, il s’en faut bien qu’il dise merveilles. C’est un enfantillage. Edgar Quinet l’a reconnu plus tard avec sa franchise habituelle ; ces Tablettes sont pour lui « la fantaisie d’un enfant, sans art, sans style, sans invention d’aucune sorte. »

Une chose plus curieuse encore que le livre, ce fut le succès qu’il obtint. A l’heure de mettre le manuscrit sous presse, le principal confident de l’auteur avait été un jeune vaudevilliste nommé Bayard, celui-là même qui, devenu plus tard le collaborateur de Scribe, a peuplé comme lui tous les théâtres et laissé un nom dans les lettres dramatiques. Bayard, né à Charolles comme Quinet, mais plus âgé que lui de six ou sept ans, ne l’avait pas connu dans sa ville natale ; quand ils se rencontrèrent à Paris, ils se lièrent d’une étroite amitié. C’était le moment où Bayard débutait au théâtre ; il était bon, aimable, sans façon, et l’un de ses plus grands plaisirs était de conduire son grave condisciple aux premières représentations de ses pièces. Il lut les Tablettes du Juif-Errant et en fut charmé. Qui se serait figuré le futur poète d’Ahasvérus, de Napoléon, de Prométhée, introduit dans le monde des lettres par le futur auteur du Gamin de Paris et de la Marquise de Prétintaille ? Les premiers admirateurs ne causent pas moins de surprise que le premier confident. Je trouve, il est vrai, sur la liste le nom de Benjamin Constant, celui des filles de la maréchale Ney, mais un des lecteurs qui ont pris feu le plus vite est le vieux conventionnel Dulaure. Personne assurément n’avait moins le sentiment de la poésie et de l’art. Ravi du style des Tablettes, Dulaure fait faire des ouvertures au jeune écrivain pour un ouvrage qui devait porter ce