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« Les juifs apprennent à lire à leurs enfans sur la Bible, les mahométans sur le Koran ; les miens n’auront pas d’autres livres que tes lettres.

« Les premières syllabes qu’ils épelleront, tu me les auras écrites ; les premières larmes qu’ils verseront à une lecture seront des larmes d’amour. Je prononcerai sur leurs têtes les paroles de bénédiction que tu as prononcées sur la mienne. J’adresserai à « tes petits descendans » l’hymne de tendresse que je t’ai consacrée ; ils m’embrasseront en prononçant ton nom. Mais si je ne dois avoir que des jours mauvais, où puiserais-je ailleurs que dans tes lettres des forces contre le malheur ? Où chercherais-je d’autres consolations dans la tristesse ? N’est-ce pas de toi que je dois apprendre à lutter contre la destinée ? Adieu. Adieu. »


Ainsi écrivait ce jeune homme de dix-sept ans au milieu des arides épreuves de la carrière la moins faite pour son esprit. Pauvre poète inconnu de tous, inconnu surtout de lui-même ! Il doute de son imagination parce qu’il a composé des vers de collège, et quand il croit faire des sciences, il ne s’aperçoit pas qu’une muse l’emporte aux plus hautes régions de l’empyrée. Les souvenirs de ces visions lui reviendront un jour quand il tracera quelques-unes des pages mystérieuses de Merlin l’enchanteur. En attendant, ne sommes-nous pas un peu loin de l’École polytechnique ? Oui, je l’avoue, plus loin que jamais. Les dernières lettres de l’année 1820 nous font assister à la crise inévitable. Le jeune reclus, qui vient d’échouer à l’examen, se révolte à l’idée de rentrer au collège, de subir une seconde fois le supplice. Il voit plus clair que ses guides dans l’état de son esprit. Tant qu’il a eu l’espoir de réussir, il s’est soumis à tous les sacrifices, une lettre de sa mère suffisait pour le consoler. Désormais l’espoir s’est évanoui, toutes les lettres de sa mère ne lui rendraient pas la foi.

Écoutez cette page où sa pensée éclate. La scène se passe à Paris, dans quelque chambre d’hôtel, vers la fin des vacances de 1820. Le père y a conduit son fils, pour y retrouver des parens établis dans la grande ville et prendre une détermination au sujet de l’avenir. Une sorte de conseil de famille, pendant que la mère est restée en Bresse, vient de décider que le candidat évincé ne se rebuterait point. Il n’a que dix-sept ans, sa carrière dépend d’un dernier effort. Quant à travailler seul, il n’y faut pas songer ; il s’ennuierait trop. Ainsi, voilà qui est convenu ; le lendemain, il sera remis en cage. Cette fois même ce ne sera plus à Lyon, ce sera bien plus loin de la Bresse, de Charolles, de la maison de sa mère, bien plus loin de tous ses souvenirs ; il recommencera l’exil dans une atmosphère inconnue. Tout se réunit pour l’exaspérer. Il écrit donc à sa mère, afin de protester au moins contre la décision du conseil. Il