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ma faute, mais je me mettais à ta place, et il me semblait que j’allais recevoir de toi quelques foudroyantes paroles. Je te remercie tendrement ainsi que mon père, à qui M. Clerc rendra un très bon témoignage de mon travail. »

Les deux années suivantes ne furent pas plus heureuses pour le candidat à l’École polytechnique. Quelle que fût la ferveur de son zèle, il portait dans l’étude de l’algèbre les dispositions d’un philosophe et d’un poète beaucoup plus que l’exactitude du mathématicien. C’est lui-même qui l’a dit : il aimait comme un disciple de Pythagore la pureté incorruptible de la géométrie. La langue des sciences sublimes lui apparaissait comme une magie extraordinaire. Où les autres ne voyaient que les résultats précis, il apercevait des clartés mystérieuses. Les sections coniques lui procurèrent de véritables extases, il croyait toucher à l’atelier de la création. Ces poétiques rêveries indiquaient bien une âme toujours prête à s’échapper par la tangente. Redescendu à terre du haut de l’atelier céleste, la tête dans ses mains, les yeux dans son livre, il n’y comprenait plus rien. Ce qu’il croyait gravé à jamais au fond de son cerveau, il suffisait d’un souffle pour l’effacer. Que serait devenue alors la pauvre âme gémissante, sans les secours que lui apportaient les lettres maternelles ! Quelques semaines avant la grande épreuve, il écrivait à la bien-aimée confidente : « J’ai bien besoin d’une lettre de ma chère mère, pour reprendre courage à cette algèbre dont je suis à gémir si tristement. J’avais étudié, il y a huit jours, une démonstration assez difficile, je croyais la savoir le mieux du monde, et voilà qu’au moment où l’on m’interroge des éblouissemens me prennent, et je n’en sais plus un mot. Dieu ! si le même sort m’attendait à l’examen ! Si tout ce que j’ai appris avec tant de constance m’abandonnait devant mon juge ! » Et il enviait le sort de ses flegmatiques rivaux. Ceux-là en effet ne se perdent pas dans les hauteurs, ils vont droit leur chemin. Ils ne se paient pas de métaphores et ne s’abandonnent pas à des ravissemens ; ils serrent les choses de près. Ah ! s’il arrive au but avec eux, combien il aura plus de mérite, ayant traversé tant d’obstacles ! Il y a des heures où le désespoir s’empare de lui, il doute de son intelligence, il doute de ses talens en toute chose. Précisément au milieu de cette préparation laborieuse, il griffonnait des vers, des centaines de vers, sur une jeune fille qu’il avait rencontrée par hasard dans une maison amie et dont la beauté fière, froide, immobile, l’avait à la fois ému et irrité. Résolu à chasser de son cœur cette image inquiétante, il faisait d’instinct ce que Goethe a fait si souvent de dessein prémédité, il invoquait le secours de l’art. Poésie, disait Goethe, c’est délivrance. Ces vers qui devaient affranchir l’étudiant de l’obsession