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qu’il n’est pas très facile de deviner. Peut-être le fait que l’islamisme lui est apporté par des congénères ou du moins par des hommes de sa couleur, sans préjugé contre elle, suffit-il pour qu’il le préfère à la religion de l’homme blanc, dont il se sent toujours, quoi qu’on fasse, l’inférieur dédaigné. Que telle soit ou non l’explication de ce singulier phénomène, ce qui est certain, c’est que les progrès de l’islamisme à l’intérieur du continent africain sont attestés par tous les voyageurs, reconnus et déplorés par de nombreux missionnaires. Aux Indes, il a jusqu’à présent beaucoup mieux réussi que la mission chrétienne à saper les murs élevés entre les diverses castes. Il parait toutefois que, dans la grande péninsule hindoue, il se mélange aisément avec des rites ou des superstitions brahmaniques qui l’altèrent ; mais il n’est pas le seul monothéisme qui perde de sa rigueur en s’établissant au milieu des populations païennes. En Chine, il semble avoir définitivement détaché de l’Empire du Milieu tout un royaume et augmenté par là d’une unité considérable le nombre des états musulmans. Nous savons combien il est vivace dans les îles de l’archipel malais, à Java comme à Sumatra. Ceux qui disent que l’islamisme se meurt prennent évidemment leurs désirs pour des réalités.

Nous noterons cependant, comme un indice à ne pas négliger des sentimens nouveaux qui se font jour en Angleterre depuis quelque temps, que cette appréciation optimiste de l’islamisme n’empêche pas M. Bosworth Smith de faire retomber sur le Turc, surtout sur le Turc gouvernant, la plus grande partie des griefs que l’Europe civilisée nourrit encore contre la religion de Mahomet. Ce n’est pas le Sémite, c’est le Tartare qui, depuis l’expulsion des Maures d’Espagne, représente l’islamisme au milieu des peuples européens. Or le Tartare a pu rivaliser en diplomatie fine et savante avec les hommes d’état de tous les pays, mais il n’a jamais compris clairement les conditions d’un bon gouvernement. L’empire ottoman, soutenu par une puissante organisation militaire, par la diversité des races que le conquérant a soumises, par les jalousies mutuelles de toutes les puissances, n’en est pas moins depuis longtemps en proie à une décomposition effrayante. Les outils de la civilisation ou n’existent pas ou se rouillent dans les mains turques. Les routes sont négligées, les ponts rompus ne sont pas réparés, les mines sont inexploitées, l’administration des pachas est une pieuvre insatiable, le plus complet désordre local s’associe à une centralisation oppressive. L’empire Turc n’a su conserver qu’une organisation militaire encore aujourd’hui redoutable. Il n’est plus possible aujourd’hui de parier de sa probité à toute épreuve. De la civilisation européenne, avec laquelle il est bien obligé de compter, le Turc, dirait-on, ne sait prendre que les vices, et il y a une lugubre vérité