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science. Si tant de métaphysiques ont échoué tour à tour, c’est qu’elles prétendaient toutes que les lignes de la science allaient se réunir dans l’absolu, et que l’esprit pouvait y pénétrer en les suivant. De séculaires insuccès ont montré que l’espérance était vaine. Nous pensons les choses comme objets sous des conditions universelles et nécessaires ; mais aussitôt que nous appliquons ces conditions à l’existence en soi, nous la faisons déchoir au rang de phénomène, et ce qu’alors nous prenons pour l’absolu n’est que le relatif indûment transfiguré ; mais ces lois a priori de la connaissance ne sont pas tout en nous. Nous sommes objets pour nous-mêmes, en ce sens que nous projetons nos sensations hors de nous et les voyons soumises à des relations invincibles de coexistence et de succession ; mais en même temps nous saisissons en nous certains attributs étrangers à l’objet, conscience, force, finalité, liberté, moralité. C’est là notre sujet, notre moi, le fond de nous-mêmes. N’y a-t-il pas là autant d’ouvertures sur ce que sont les choses pour elles-mêmes, et non plus au regard de notre imagination et de notre entendement ? C’est un fait que nous transportons hors de nous ces notions subjectives, et qu’à certains signes extérieurs, nous prétendons juger de ce que les choses ont en elles de force intime, de finalité interne et de spontanéité. Sur cette voie, ne pouvons-nous pas nous élever à une notion approximative de l’absolu ? La vérité objective est, comme l’a dit Pascal, et comme l’eût répété volontiers M. Cournot, une pointe si subtile que nos instrumens sont trop émoussés pour y toucher exactement ; à plus forte raison, le for intérieur des choses échappe-t-il à toute mesure, même approchée ; mais, à défaut de certitude, n’avons-nous pas des jugemens de cet ordre, des assurances, indémontrables, il est vrai, comme les probabilités physiques, mais qui ne laissent pas de s’imposer à nous, et pour d’autres raisons ? Et dès lors n’y a-t-il pas lieu de rechercher quels sont les organes de cette croyance, quelles en sont la valeur et la portée ? En d’autres termes, dans une critique générale, ne faut-il pas faire une place importante à la critique spéciale des probabilités morales et métaphysiques ? M. Cournot ne l’a pas cru. Peut-être tenait-il en réserve, derrière les inductions de la science, les certitudes de la foi ; peut-être aussi les instincts et les habitudes scientifiques de son esprit le tenaient-ils attaché aux choses d’expérience et de calcul positif. Mais, malgré cette lacune, son œuvre a une place marquée, dans l’histoire des doctrines, entre le positivisme dogmatique et le dogmatisme métaphysique ; elle est une de celles qui font le plus d’honneur à notre pays, et que nous pouvons sans crainte mettre en face des travaux les plus considérables de la philosophie étrangère.


Louis LIARD.