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que l’abolition des autres en serait le bouleversement et même la ruine ; ces dernières seules représentent réellement les choses. Considérons par exemple les sensations de chaud et de froid. Elles semblent être l’indice d’une qualité spéciale des corps, et on peut se figurer qu’abolies, nous n’aurions aucune notion de la température et de ses lois. Il n’en est rien pourtant. Un être insensible au chaud et au froid parviendrait à se faire de la chaleur une idée exacte et à en déterminer les lois. Il verrait que les liquides augmentent ou diminuent de volume lorsqu’ils sont exposés ou soustraits aux rayons du soleil, rapprochés ou éloignés des corps incandescens ; il imaginerait de rendre ces variations plus sensibles en construisant un thermoscope, et alors, par diverses expériences qui ne requièrent pas les sensations de chaud et de froid, il parviendrait à distinguer la chaleur de la lumière et il en construirait la théorie tout entière, de la même façon que nous construisons celle de l’électricité, sans une sensation spéciale correspondant à cet agent spécial ; il aurait en un mot, sur la chaleur, ses effets et ses lois, les idées que nous avons nous-mêmes. De même un être sans organe de l’ouïe pourrait faire une théorie de l’acoustique, un être sans yeux une théorie de l’optique. Certains sens sont donc uniquement des réactifs et non des représentans. Seul, le toucher actif nous représente les choses ; s’il disparaissait, les autres sens subsistant, le système de nos connaissances serait bouleversé ; mais si les autres disparaissaient, lui seul subsistant, notre connaissance du monde extérieur, bien que privée de son cortège habituel d’impressions et d’images, continuerait de représenter la réalité. Même en ce cas extrême, notre sentiment de l’ordre serait satisfait.

C’est encore à cette mesure que nous estimons la valeur représentative de nos conceptions abstraites. Pouvons-nous croire par exemple que les notions mathématiques sont de pures créations de notre esprit, alors que nous les voyons, autant que l’imperfection de nos mesures permet d’en juger, réalisées hors de nous, en tout ordre de phénomènes ? Si c’étaient, comme on l’a soutenu parfois, choses purement idéales, par quel prodigieux hasard les phénomènes, qui dans cette hypothèse seraient étrangers au nombre et à la quantité, s’enchaîneraient-ils suivant des lois de nombre et de quantité ? Comment comprendre que les faits astronomiques, a si manifestement indépendans des lois ou des formes de l’intelligence humaine, » se coordonnent en un système simple et régulier, dont la clé de voûte et les pièces principales n’existeraient que dans notre esprit ? « Si la notion de la ligne droite ou de la distance n’était qu’une fiction de l’esprit, une idée de création artificielle, par quel hasard se ferait-il que les forces de la nature, la force de la gravitation par exemple, varieraient avec les distances suivant des