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couleur, qui par elle-même ne représente rien, s’ajoute un acte de l’esprit qui impose à cette affection subjective la forme de l’étendue, la projette et la localise hors de nous, et en fait de la sorte un objet de représentation. De cette façon Kant pénètre jusqu’aux racines de la connaissance. M. Cournot, en s’astreignant à chercher les idées foncières de la science dans les sciences constituées, s’interdit la critique des facultés élémentaires de l’esprit ; le sujet sur lequel il opérera, ce sera moins l’entendement humain en général, avec ses puissances natives, que l’entendement du savant, avec ses développemens et ses acquisitions. Aussi, ce qu’il regarde comme la matière de la connaissance sont-ce les faits positifs et même ces lois élémentaires qui sont pour nous aussi claires et aussi certaines que les faits, choses qui, pour Kant, sont déjà le produit d’une matière et d’une forme combinées, — et ce qu’il appelle la forme est-ce, non pas l’ensemble des principes engagés dans toute démarche de l’esprit, même la plus humble et la plus familière, mais uniquement les conceptions par lesquelles nous introduisons un ordre rationnel dans le matériel sans cesse accru des données positives, en sorte que la critique philosophique porterait essentiellement sur la fonction scientifique de l’esprit.

Deux faits sont les pivots de la critique de M. Cournot : hors de nous, le hasard ; en nous, la raison. De tout temps, philosophes et savans ont reconnu que ce qui arrive dans le monde a sa raison d’exister. C’est là, semble-t-il, le principe, ou, si l’on aime mieux, le postulat de toute science et de toute philosophie. Que vaudraient en effet les explications du savant, si les phénomènes se produisaient sans ordre, à l’aventure, apparaissant ici et là, comme par caprice, sans que rien en déterminât la venue d’une façon invariable ? Qui nous assurerait que l’ordre d’aujourd’hui sera encore l’ordre de demain ? Incertains du futur, ne devrions-nous pas confiner nos pensées dans les perceptions actuelles et ne pas chercher à anticiper sur un avenir soustrait à nos prévisions ? Que pourrait être aussi la philosophie, si la trame de nos idées était à chaque instant rompue par des phénomènes sans lien les uns avec les autres ? Notre pensée ne naîtrait-elle pas et ne mourrait-elle pas avec chaque fait isolé, pour renaître et mourir encore avec le fait suivant, semblable à ces phares dont la lumière brille et s’éteint de minute en minute dans l’obscurité des nuits ? Au dehors incohérence des phénomènes, au dedans incohérence des idées, anarchie et folie, tel serait l’état du monde et celui de notre esprit, si la causalité n’enchaînait pas et n’ordonnait pas les choses en séries régulières. Pourtant c’est un fait que hors de nous se produisent des événemens qui semblent déroger à cette règle ; nous les voyons surgir sans qu’une cause apparente les ait provoqués à l’existence et déconcerter notre sagesse par une brusque venue.