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ce sens que les faits auxquels elles conduisent par voie déductive témoignent pour elles, cependant elles n’en sont pas directement confirmées, et le savant a d’autres raisons de les admettre.

Ce départ entre le fait et l’idée est plus manifeste encore dans les sciences naturelles. Le matériel des faits s’y accroît chaque jour ; mais en même temps croît aussi la nécessité des conceptions théoriques. Nous les trouvons partout, dans la morphologie des organes, dans la physiologie des fonctions, dans la classification des espèces, dans l’explication des évolutions normales ou anomales ; elles interviennent surtout pour expliquer la succession et la filiation des êtres organisés. Telle est la théorie des créations successives ; telle est aussi celle de la transformation lente des espèces, et, si nombreux et saisissans que soient les faits invoqués en faveur de l’une ou de l’autre, elles n’ont ni l’une ni l’autre et ne peuvent avoir le caractère positif ; nous n’avons pas plus assisté à la création subite et totale qu’à la transformation lente et graduelle d’une espèce. Un partage semblable a lieu aussi dans celles des sciences qui ont pour objet l’homme moral et les sociétés. Ainsi dans l’économie politique il y a une partie positive et expérimentale, matière de la statistique : déterminer les variations de la population, celles du prix des denrées et du taux des salaires, celles du produit des récoltes, des taxes, etc. Mais outre ces élémens qu’il est possible de fixer en formules, il en est, et des plus importans, qui ne se laissent pas exprimer en chiffres ; tels sont, par exemple, le degré du bonheur général dans une nation, le degré de la stabilité sociale, de la tranquillité publique, toutes questions qu’on ne saurait supprimer et qui ne peuvent cependant être décidées « péremptoirement, scientifiquement, positivement. »

Ainsi, en tout ordre de science, on trouve unies une partie positive et une partie rationnelle : les faits, et les idées théoriques par lesquelles nous enchaînons et ordonnons les faits. L’histoire prouverait aisément que l’intervention des idées « est nécessaire comme fil conducteur, et pour donner à la science une forme dogmatique et régulière ; » elle prouverait aussi que le progrès des connaissances positives n’est pas suspendu par l’état d’indécision des questions relatives à ces idées fondamentales. Depuis Newton et Leibniz, les principes du calcul infinitésimal sont encore livrés à la discussion sans que les accroissemens de cette branche des hautes mathématiques aient été interrompus. Cela suffit pour permettre d’assigner à la philosophie un objet propre : elle est la critique des idées fondamentales des sciences. Philosophie et science sont donc deux fonctions de l’esprit, distinctes et associées. « Nous ne pouvons comprendre un peu la nature de l’homme et son rôle dans le monde qu’en observant l’enchaînement de tous les phénomènes de