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distincte de la science positive n’a plus droit à la vie. Cependant, grâce à un concours de circonstances connues de ceux qui sont au courant du mouvement des esprits dans notre pays, et où il devait se plaire à voir la confirmation d’une de ses thèses favorites, il avait fini par devenir une autorité dans tous les ordres de la recherche philosophique. Ses destins avaient trouvé leur voie, quand la mort a mis fin à sa longue et laborieuse carrière. Il n’aura pas eu une de ces célébrités retentissantes, moins souvent acquises par la doctrine que conquises par l’éloquence ; mais il lui aura été donné, ce qu’il estimait sans doute davantage, d’exercer sur les esprits réfléchis de notre temps une influence qui, pour être tardive et presque posthume, n’en sera pas moins durable, et de compter parmi les promoteurs d’une façon de penser également éloignée du dogmatisme positiviste et du dogmatisme métaphysique, qui, si nous en jugeons à des signes manifestes, répond au besoin d’un grand nombre d’intelligences. Nous voudrions, non pas faire connaître, même en raccourci, toutes ses idées sur la philosophie des sciences mathématiques, physiques, naturelles et historiques, — il faudrait un volume pour cela, — mais extraire de ses divers ouvrages, où parfois elles sont difficiles à suivre, perdues sous d’abondans détails et brisées par de nombreuses digressions, les grandes lignes de sa doctrine.


I

Avec moins de modestie, il eût été facile à M. Cournot de se poser en chef d’école, et personne ne lui eût contesté ce titre. La doctrine générale qui, à travers tous ses ouvrages, est l’âme et le lien de ses pensées lui appartient de toutes pièces : ce n’est ni une philosophie métaphysique, ni une philosophie positive ; c’est une philosophie critique, mais avec des principes et des procédés propres, étrangers à ceux de la critique kantienne. On sait quelles ont été de tout temps la prétention et la procédure des métaphysiques : prendre pied dans la réalité sensible, mais pour s’élancer loin d’elle, d’un bond rapide., vers un monde d’idées nécessaires, faire de ces idées la réalité véritable, ou tout au moins les principes premiers des phénomènes, les investir d’une certitude absolue, et expliquer par elles, sans recourir à l’expérience, les choses de notre monde sensible, telles furent, en ce qu’elles ont de commun, les entreprises de Platon, de Descartes, de Hegel. Ainsi entendue, la philosophie est le tout de la science, qui n’a de la sorte qu’une valeur dérivée et d’emprunt. La philosophie positive demeure, au contraire, tout le temps sur le terrain des faits ; pour elle, toute vérité tient dans les limites de l’expérience, et si aux derniers